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Entendre la voix des Caraïbes

Entendre la voix des Caraïbes

En revenant sur les révoltes de mai1968 et leurs conséquences, le géographe Romain Cruse tente de nous faire comprendre le long chemin vers l’émancipation des Caraïbes.

Thématique·s
Essai historique

En revenant sur les révoltes de mai1968 et leurs conséquences, le géographe Romain Cruse tente de nous faire comprendre le long chemin vers l’émancipation des Caraïbes.

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San Juan, la Dominique, Trinité-et-Tobago, la Jamaïque… tant de lieux qui nous font rêver à de longues et magnifiques plages, à des eaux turquoise et à un climat des plus agréables. Mais connaissons-nous les populations qui habitent les Caraïbes? Si le titre nous laisse croire à une trame historique soutenue et peut-être même chronologique, le lecteur est cependant surpris dès les premières pages. En effet, hormis des citations, de Dany Laferrière et George Orwell notamment, cet essai paru aux éditions Mémoire d’encrier ne nous offre aucune introduction et nous plonge immédiatement dans l’univers musical et social de la Jamaïque de l’après 1968. Qu’on se le tienne pour dit, Le mai 68 des Caraïbes du géographe Romain Cruse, enseignant à l’Université des Antilles et de la Guyane (UAG), est un essai qui nous ballotte comme un navire, entre les îles et les événements qui ont façonné l’identité moderne des Caraïbes.

Découvrir les facteurs d’émancipation

Ce livre, à la structure quelque peu étonnante, est divisé en chapitres thématiques qui permettent à l’auteur de mettre en lumière divers événements sociaux, politiques, diplomatiques et culturels qui ont amené un vent de renouveau à partir de 1968. Au gré des pages, nous voyageons ainsi dans la Jamaïque des années 1960, un air de Bob Marley bien incrusté dans la tête, puis nous essayons de comprendre les effets des changements de cette décennie et des suivantes à Porto Rico, Cuba, la République dominicaine, Trinité ou la Dominique. À travers les bouleversements vécus par les habitants de ces îles en pleine révolution sociale et culturelle, nous découvrons le poids politique et économique des États-Unis, de même que le rôle du FMI sur le lent développement économique.

Si les petites banques implantées localement ont la réputation — justifiée — d’être particulièrement «frileuses» lorsqu’il s’agit de financer les projets des entrepreneurs (beaucoup moins pour les crédits à la consommation), c’est surtout le rôle des grandes banques internationales qui pose ici question.

Bien que des données très précises soient présentées dans un langage scientifique, l’auteur se permet toutefois de constamment briser le rythme de son essai avec des opinions personnelles présentées au je et des explications d’événements par la littérature et surtout les chansons des années 1960. Par exemple, il explique la contestation du régime Batista à Cuba et la corruption sous son règne à l’aide de la chanson de Carlos Puebla, Y en eso Ilegó Fidel: «Ils pensaient rester ici, gagnant leur 100% d’investissement, avec leurs appartements à louer, alors que le peuple souffrait […]».

Au gré des îles, Romain Cruse parvient, malgré un ensemble désordonné, à nous faire comprendre les facteurs qui ont amené les révoltes suivant mai1968 partout dans les Caraïbes, et à nous montrer la situation à travers les yeux de ceux qui ont vécu la souffrance, mais aussi lutté pour une forme d’émancipation sociale, culturelle et politique.

Le contexte international

La Caraïbe, on l’oublie trop souvent, n’est pas seulement la fille d’un planteur et d’une esclave. C’est aussi le lieu de rencontre explosif entre les flibustiers et les marrons — ces électrons libres de la grande folie du capitalisme européen — ainsi que les Amérindiens.

Si le sujet central du livre porte sur les causes des mouvements populaires qui ont mené à ces bouleversements, un deuxième thème fondateur se retrouve partout, entremêlé entre les faits locaux: l’interdépendance avec le reste du monde. Impossible de passer à côté des événements en France, en Angleterre et aux États-Unis, qui ont fait écho aux mouvements des jeunes dans les Caraïbes et les Antilles. Impossible aussi de comprendre l’indépendance politique de ces pays par la suite, sans se rappeler le métissage des populations avec les colons espagnols, français et britanniques, de même que les esclaves africains. C’est en intégrant constamment ces rappels internationaux que l’auteur tente de mieux nous faire comprendre le processus de créolisation des Caraïbes, après les mouvements d’émancipation de l’époque.

Finalement, il faut lire cet essai comme on regarde un tricot aux mailles complexes. Le mélange des genres, les constants changements de styles d’écriture même, alternant faits historiques, politique, et expériences personnelles, rendent sa lecture souvent ardue et nuisent à sa compréhension générale. Si on accepte les allers-retours dans le temps, dans l’espace et dans la culture, on peut néanmoins apprécier cette immense courtepointe colorée présentant des populations que nous, Occidentaux, avons tendance à oublier. Des pays, parfois très petits, qui sont parvenus au nom de leurs idéaux socialistes, anti-impérialistes et anticolonialistes, à changer leur histoire et à entrer dans une nouvelle ère de lutte politique et culturelle. ♦

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Romain Cruse
Montréal, Mémoire d'encrier
2018, 400 p., 29.95 $