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Enfants terribles

Trente ans après avoir été créé entre les murs de l’ancien Espace Go, le collage de Martin Faucher, parcours dans l’œuvre de Réjean Ducharme, est enfin publié.

 

Théâtre

Trente ans après avoir été créé entre les murs de l’ancien Espace Go, le collage de Martin Faucher, parcours dans l’œuvre de Réjean Ducharme, est enfin publié.

 

Les codirecteurs de la collection «Matériaux» expliquent en introduction qu’ils cherchent à «rendre compte de la création contemporaine, mais aussi à archiver des productions scéniques qui décomposent des textes préexistants pour mieux les recomposer». Ainsi, après avoir publié trois pièces de Félix-Antoine Boutin, Émilie Coulombe et François Jardon-Gomez ont judicieusement jeté leur dévolu sur À quelle heure on meurt?, un parcours théâtral dans l’œuvre de Réjean Ducharme, un fin collage réalisé et mis en scène par Martin Faucher en 1988. Le spectacle, porté par Suzanne Lemoine et Benoît Vermeulen, a connu un rayonnement admirable : 

Une soixantaine de représentations à Espace Go, explique Faucher en préface, une reprise pendant le Festival de théâtre des Amériques, une tournée montréalaise des Maisons de la culture, une série de représentations à Québec, une tournée québécoise, une sortie en Guadeloupe et en Martinique, une sortie en France aux 7es journées internationales Georges Brassens à Sète, une diffusion radiophonique sur la Chaîne culturelle de Radio-Canada. Puis, d’autres metteurs en scène [Guy Alloucherie en 1999 et Frédéric Dubois en 2013] se sont approprié le collage, redonnant vie à leur manière à cet univers infini.

La forte cohérence de l’univers ducharmien

La trame de la pièce, dont le titre est emprunté à une sculpture de Roch Plante (alter ego plasticien de Réjean Ducharme), est principalement celle du Nez qui voque, le deuxième roman de l’auteur, paru en 1967, celui qui se glisse chez Mille Milles, seize ans, et Chateaugué, quatorze ans, dans une chambre située au 417 de la rue de Bonsecours, face à la chapelle Notre-Dame-de-Bon-Secours, à Montréal. Martin Faucher a ensuite retenu des passages dans L’hiver de force (1973), L’océantume (1968) et L’avalée des avalés (1966), puis il est allé du côté du théâtre en puisant dans HA ha!… (1978) et même dans Le Cid maghané, une pièce toujours inédite. Les chansons que Ducharme a écrites avec Robert Charlebois occupent également une place fondamentale dans le collage. Seules incursions hors du territoire ducharmien, deux poèmes de Nelligan: La romance du vin et La vierge noire.

Dans une postface intitulée «L’art du florilège», Élisabeth Nardout-Lafarge, spécialiste de l’œuvre ducharmienne, met le doigt sur les principales qualités du montage:

La fluidité textuelle de À quelle heure on meurt? vient valider cette interprétation qui consiste à confondre dans deux voix emblématiques les narrateurs et narratrices, sans égard à leurs incarnations respectives dans les différents livres. La forte cohérence de l’univers ducharmien s’en trouve soulignée et cette lecture fait également ressortir le grand mythe amoureux de l’œuvre de Ducharme, le couple du frère et de la sœur, dans toute sa complexité.

Amour exigeant et mélancolique

Aux rares didascalies de Faucher, les codirecteurs de la collection ont eu la bonne idée d’ajouter des précisions sur la mise en scène, des indications grâce auxquelles, avec les six photos du spectacle qui sont reproduites, on ne perd jamais de vue l’incarnation scénique de la partition, son caractère théâtral. En neuf tableaux, Elle et Lui, deux enfants terribles, interrogent l’amour et l’amitié, opposent superbement la jeunesse à l’âge adulte, la liberté au capitalisme, la solidarité à la déshumanisation. Non seulement leurs échanges, éminemment performatifs, appelant à la profération, sont exquis, poignants et justes, poétiques et politiques, mais ils n’ont pas pris une ride. Elle: «Nous ne succomberons pas Mille Milles et moi. Nous ne nous laisserons pas abattre. Nous vivrons sans déchoir et nous mourrons en riant.» Leur quête de beauté et de bonheur, de sens et de transcendance est plus inspirante que jamais. Dans notre époque trop souvent résignée, leurs cris de résistance envers les impératifs sociaux résonnent puissamment. Lui: «Si un arbre t’ouvrait son écorce, n’y pénètrerais-tu pas? Si je creusais un tunnel dans l’air, n’y ramperais-tu pas jusqu’aux étoiles? Cette nuit, je veux que tu comprennes que nous sommes vivants. Comprends-tu ce que je veux dire?» En touchant l’essence, en retenant l’essentiel, Martin Faucher est parvenu, comme le formule habilement Nardout-Lafarge, à cristalliser «dans ses paradoxes et ses outrances, dans sa sentimentalité tour à tour réprimée et sublimée, l’amour exigeant et mélancolique qui irrigue toute l’œuvre» de Ducharme.

En ce qui concerne la publication du répertoire, pièces jamais publiées, ou alors épuisées, force est d’admettre que l’édition théâtrale québécoise se porte bien. En plus de ce texte paru dans la collection «Matériaux» de Triptyque, pensons également à ce qui se passe aux éditions Somme toute, engagées dans une réédition de tout le théâtre de Michel Garneau au sein de leur collection «Répliques», et finalement à la collection «scène_s», aux Herbes rouges, où viennent de paraître les trois premières pièces de Marie Brassard. Pour cette contribution à la préservation et à la transmission du répertoire, chapeau! ♦

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Article au format PDF
Réjean Ducharme, Martin Faucher
Montréal, Triptypque
Matériaux
2018, 86 p., 20.95 $