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Enchancellements

Écrire ailleurs
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Mon père a eu soixante-quatre ans aujourd’hui. Quand je l’ai appelé, il attendait son déjeuner avec ma mère à leur restaurant habituel de Place du Royaume à Chicoutimi. Ma mère a certainement demandé qu’on remplace les petites patates par des tranches de tomate. La serveuse le savait probablement déjà. Mais elle l’a peut-être quand même oublié. Ma mère a dû dire que ce n’était pas grave.

Je me souviens de plusieurs journées d’anniversaire de mon père et d’évène-ments qui coïncidaient avec elles. Il y a quinze ans, toute ma famille et plusieurs journalistes étaient à l’aéroport de Dorval pour m’accueillir à mon retour au pays. Je venais de passer quinze jours en prison en Biélorussie1. Mes joues creuses ne laissaient rien paraître du chocolat, du fromage et des saucissons dont mes codétenus et moi nous étions empiffrés durant ces journées dans la cellule 22. Depuis cette mésaventure, nous nous disons plus facilement «je t’aime» dans la famille.

Les deux années où j’ai habité à Chicago avec Zeenat, mes parents ont fait un détour d’un millier de kilomètres entre Hallandale Beach, en Floride, et Chicoutimi, pour que nous célébrions ensemble l’anniversaire de mon père. Au moins une de ces deux années, nous avons mangé de la pizza. Probablement les deux.

Il y a trois ans, nous étions de nouveau ensemble à Montréal, avec mon frère. J’avais passé la veille à l’urgence du CHUM. Une sensation persistante d’engourdissement dans le côté gauche de mon corps m’inquiétait depuis quelques jours. J’étais arrivé tôt, vers 9 heures. La salle d’attente était encore vide. J’avais tout de même attendu des heures. On m’avait donné un calmant. Ce qui ne m’avait pas empêché de passer le reste de la journée à faire les quatre cents pas dans l’hôpital, submergé par un profond sentiment d’impasse. Vers 17heures, l’urgentologue était revenue me dire que je n’avais rien. J’avais quand même ajouté ressentir une pression au-dessus de mon œil gauche, notant que je n’étais pas hypocondriaque de nature, mais que puisque le glioblastome que combattait mon ami Charles avait commencé par ce même symptôme au même endroit et qu’on l’avait mépris durant un temps pour de l’anxiété, je croyais pertinent de le mentionner. Elle m’avait suggéré un rendez-vous avec un·e neurologue. J’avais dit pourquoi pas. Dans les mois suivants, je n’avais toutefois jamais reçu de lettre pour m’informer d’un rendez-vous. J’avais laissé tomber. Entre-temps, j’avais fini par comprendre que mon corps, ce jour-là, ne se faisait que le porte-parole de maux à l’âme refoulés. À trente-quatre ans, je percevais encore trop facilement ces deux entités comme imperméables l’une à l’autre.

Mon frère, Zeenat et moi avions convenu de ne pas parler à mes parents de ce passage à l’urgence. Si je me permets de l’écrire aujourd’hui en sachant qu’iels le liront, c’est que maintenant, je vais bien, très bien même. Un jour qui n’était pas celui de l’anniversaire de mon père, un an et demi après mon passage à l’urgence, j’ai regardé très longtemps les moulures d’un plafond, seul dans la chambre d’un gîte, sur les contreforts de l’Himalaya et, depuis, j’arrive presque systématiquement à faire redescendre mes montées d’anxiété.

Cette année, pour l’anniversaire de mon père, je suis à Bombay, ma belle-mère est intubée dans un hôpital et je suis responsable de ma nièce de quatre ans et demi, qui ne me lâche pas d’une semelle. Un jour, elle apprendra le mot anxiété.

Ma belle-mère se bat contre la covid depuis deux semaines. Probablement la version doublement mutante qui se répand à un rythme alarmant dans tout le Maharashtra et au-delà. Ma belle-mère n’a pas d’acte de naissance. Sa date d’anniversaire a été calculée par référence au calendrier islamique lorsqu’elle a eu à obtenir des papiers d’identité. La conversion vers le calendrier grégorien a été approximative. Il y a une semaine, elle lavait le plancher de sa salle de bain en s’arrachant les poumons. On craignait alors plus pour mon beau-père diabétique. Finalement, il a obtenu son congé d’hôpital hier, quatre jours après y être entré en même temps que sa femme.

Hier, c’est aussi le jour que ma nièce a choisi pour m’annoncer qu’elle avait «résolu le mystère de Noël». Si elle avait eu l’impression que le père Noël me ressemblait étrangement, c’est parce que le père Noël, c’était moi. Je n’ai ni infirmé ni confirmé cette accusation. Au moins, sa découverte ne l’a pas rendue triste. Elle semblait surtout fière d’avoir pu utiliser les mots «solve the mystery». Elle a dû les apprendre durant ses cours en ligne, ou plus probablement dans l’un des dessins animés qu’elle regarde en mangeant. Je miserais sur The Octonauts.

Frédérick Lavoie

Aujourd’hui, elle m’a dit qu’en réalité, elle avait deviné le jour même de Noël, il y a trois mois et demi, que j’étais derrière le costume de Santa Claus ce soir-là. Elle n’avait simplement pas osé nous le dévoiler pour ne pas qu’on rie d’elle. À moins que ce n’ait été pour ne pas briser notre plaisir de lui faire croire en la magie de Noël. Une telle preuve d’empathie ne serait pas surprenante de sa part. Elle est de ces rares enfants à s’inquiéter plus souvent pour les autres que pour elle-même. Il est possible tout de même qu’elle dise vrai. Assimiler le concept de la résolution d’un mystère lui a peut-être fait chercher un exemple dans ses souvenirs à moyen terme, et elle est tombée sur celui de Noël. Mais il est tout aussi probable qu’il s’agisse d’un cas de révisionnisme mémoriel. Les frontières de la vérité sont malléables à cet âge. Quoique les adultes ne laissent pas leur place à ce sujet non plus.

Ce matin, j’ai essayé d’expliquer à ma nièce ce que sont un article et une date de tombée. La santé de mes beaux-parents m’a obligé à demander un délai pour la remise de ce texte. J’ai obtenu une semaine. Mais je n’aime pas reporter les choses à plus tard. J’aurais besoin qu’elle me laisse travailler juste un tout petit peu, mais elle a besoin de me déranger, de me sentir présent. Elle a compris ce qu’est un article, mais vraisemblablement pas un «deadline». Les frontières du temps aussi sont malléables à cet âge.

J’écris ces lignes sur mon téléphone, au milieu de la nuit, alors qu’elle dort à mes côtés sur le divan-lit du salon. Il lui arrive parfois de se retourner pour chercher de sa main mon bras, et je sais à ce moment-là que le lien familial qui nous unit n’a besoin d’aucune parenté génétique pour pouvoir se nommer amour.

Hannah Arendt, dans son Journal de pensée, souligne que «s’il n’y avait qu’une seule langue, nous serions peut-être plus assurés de l’essence des choses». Elle note ainsi que le fait qu’un même objet puisse être appelé table par les un·es et Tisch par les autres indique bien que «quelque chose de l’essence véritable des choses nous échappe». Dès que ce mot arbitraire pour décrire l’objet «arrive aux frontières de la communauté, il chancelle». C’est ce qu’elle nomme «l’équivocité chancelante du monde».

Peu de choses m’irritent plus qu’une table qui branle, mais je trouve désormais tout à fait commode et naturel de passer une partie de l’année à manger à une table à Montréal et l’autre assis par terre autour d’une nappe, à Bombay, pour partager, covid pas covid, plats, verres et ustensiles avec toute la famille élargie.

J’ai longtemps craint que d’avoir un ancrage trop profond dans un territoire me pousse inévitablement à me recroqueviller dans un espace de certitudes illusoires quant à la justesse de mes choix de vie. Et pourtant, quand je suis devenu copropriétaire d’un deuxième appartement sur un deuxième continent il y a quelques mois, j’ai au contraire eu l’impression d’avoir trouvé un moyen de dissiper pour de bon cette crainte.

Avec deux chez-moi physiquement et culturellement distants, le départ se présente tout autant comme un retour. L’ici et l’ailleurs s’embrouillent. L’équilibre est dans le chancellement perpétuel entre les deux. Et je finis ainsi par être d’accord avec Jacques Derrida, pour qui l’ailleurs ne peut être qu’ici, en soi, dans le cœur, dans le corps, car «si l’ailleurs était ailleurs, ce ne serait pas un ailleurs».
 


Frédérick Lavoie est écrivain et journaliste indépendant. Il a signé plusieurs ouvrages, dont Avant l’après: voyages à Cuba avec George Orwell (La Peuplade, 2018), pour lequel il a remporté le Prix littéraire du Gouverneur général. Il partage son temps entre Bombay et Montréal.

  • 1. Frédérick Lavoie, Allers simples: aventures journalistiques en Post-Soviétie, Saguenay, La Peuplade,  2012.
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