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Élargir sournoisement le champ de l'acceptable

Élargir sournoisement le champ de l'acceptable

Après une échappée dans ce qu’Olivier Kemeid appelait très justement «les ruines rouges du siècle», les pérégrinations de Frédérick Lavoie l’ont mené au royaume utopique et déclinant du Commandante Fidel.

Thématique·s
Récit

Après une échappée dans ce qu’Olivier Kemeid appelait très justement «les ruines rouges du siècle», les pérégrinations de Frédérick Lavoie l’ont mené au royaume utopique et déclinant du Commandante Fidel.

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Jamais à court d’idées rocambolesques pour faire originalement état du réel, Lavoie s’attarde cette fois-ci au célèbre Georges Orwell qui de sa tombe a appâté le journaliste à Cuba en lui chuchotant depuis le fascicule «soporifique» d’une maison d’édition étatique une nouvelle étonnante.

Quelqu’un, quelque part dans les structures opaques d’une dictature où, justement, on manipule l’information et où l’on pratique la surveillance de masse et la répression politique et sociale, avait eu l’idée pour la moins curieuse d’autoriser la parution du plus célèbre roman antitotalitaire du XXe siècle.

L’énigme et son époque

Ce roman, véritable classique dystopique, c’est 1984. Winston, fonctionnaire du Parti, s’y interroge sur le régime totalitaire dans lequel lui et ses compatriotes évoluent depuis si longtemps qu’il leur paraît impossible de se souvenir de l’avant ou d’imaginer l’après. Plusieurs motifs de cet ouvrage sont désormais si célèbres qu’ils en sont venus à nourrir l’imaginaire collectif et le langage commun (novlangue, Big Brother, 1+1 =5,etc.).

Or, dans un régime tristement célèbre pour la façon dont il contrôle et altère l’information qui parvient à ses citoyens, on imagine mal les autorités ne pas se rendre compte que «[…] tout lecteur cubain saur[a] inévitablement faire des parallèles entre les deux sociétés», écrit l’auteur. Dans le but de résoudre cet intrigant mystère, Lavoie fera trois voyages à Cuba (y passant au total près de deux mois en2016 et2017), tâchant au passage de «raconter une époque alors qu’elle défile encore et qu’on ignore ce qui précisément marquera sa fin et même ce qui sera considéré comme son début […]».

Cartographier le chaos des opinions

Lire Lavoie, c’est avant tout aller à la rencontre de l’ailleurs et des autres comme peu d’entre nous osent réellement le faire hors de leurs cercles sociaux, des classes qui œuvrent à nous séparer et des préjugés qui nous enferment. Calepin en main, il arpente les terrains humains, cartographie le chaos des opinions, des désirs et des déceptions. L’approche n’a rien de démographique ou de sociologique, elle est centrée sur ce que la perspicacité peut tirer d’un simple tableau quand elle prend le temps de le fixer assez longtemps et d’aux autres esquisses le comparer. D’un peintre, on dirait la pureté de la ligne, de l’écrivain on loue la justesse de la formule, le courage de refuser la complaisance sans pour autant rechercher à tout prix le confort du retrait. On voit défiler dans l’atelier de la réalité une foule hétérogène parmi laquelle des journalistes retraités, des bricoleurs de réseaux clandestins, des médecins ultra spécialisés et des éditeurs comme M. Diaz.

Daniel Diaz n’a pas du tout les airs ni les méthodes d’un va-t-en-guerre de la liberté d’impression. […] Les mots ne se bousculent jamais pour sortir de sa bouche. Il sait les laisser mûrir entre deux bouffées de cigarette et ne libérer que ceux qui ont du sens.

Dans la lignée ce que l’on appelle la non-fiction, Lavoie se place aux côtés des auteurs américains (Joan Didion, Gay Talese, Nathaniel Rich,etc.) que publie depuis des années la revue française Feuilleton, racontant le réel en exploitant différents registres et en faisant la part belle aux images évocatrices et aux effets de style. Plus près ici de la forme essayistique que dans ses précédentes œuvres, l’auteur propose une aventure au cœur des idées, emporté par les travaux non romanesques d’Orwell, sa vie digne d’un roman et les remous de l’Histoire. Rapidement, quelque chose de l’ordre de l’enquête s’installe entre des passages poétiques, théâtraux et factuels.

Le prétexte du 1984 cubain amène le journaliste à questionner l’ensemble de la société cubaine de même que la nôtre, sur la fabrication tant du futur que du passé pour qui contrôle le présent. Qu’arrivera-t-il à Cuba et à son interminable révolution, à ces nombreuses portes qu’hier encore on croyait verrouillées et qui aujourd’hui s’entrebâillent par la fin de l’interminable embargo américain? Bien malin qui saurait prévoir l’avenir d’une nation entière, plus sage encore celui qui comme Lavoie contrecarre les plans du temps en préservant les fragments divergeant des récits officiels que recèlent les archives, en empêchant que leur souvenir s’estompe et que s’effritent «les dernières preuves de leur existence». ♦

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Frédérick Lavoie
Saguenay, La Peuplade
2018, 448 p., 27.95 $