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Écrire sur les autres

Pour le premier numéro de sa refonte, LQ réfléchit sur la critique littéraire au Québec.

Dossier

Pour le premier numéro de sa refonte, LQ réfléchit sur la critique littéraire au Québec.

Quand John George Lambton, comte de Durham, est envoyé au Canada après la rébellion de 1837, il ne se doute pas que son rapport marquera la naissance de la critique littéraire canadienne. C’est en effet une constante de notre littérature que de s’attirer les foudres d’une critique qui reviendra nous hanter sous différentes formes au fil des décennies: nous sommes un peuple sans histoire et sans littérature. Pour ce qui est de l’histoire, François-Xavier Garneau fera mentir Durham dès 1845 en publiant son importante Histoire du Canada. Mais du côté de la littérature, nous traînerons longtemps comme un boulet ce fantôme dont le cri revient périodiquement nous hanter: abandonnés par la France, conquis par l’Angleterre, notre littérature s’affirme d’abord dans un retard et un décalage qui marqueront sa difficile naissance. Bref, la littérature canadienne-française n’est pas sortie tout armée de la tête de Zeus.

C’est la polémique épistolaire qui opposa le journaliste Jules Fournier au critique français Charles ab der Halden dans les pages de la Revue canadienne en 1906-1907 qui nous révèle le mieux la fragilité de cette question. Mettant en doute l’existence même de la littérature canadienne-française, Fournier juge que l’absence de critique véritable est en partie responsable de l’inanité de nos œuvres, qui manquent ainsi d’écho pour leur permettre de se situer dans l’espace et le temps. Il déclare aussi cette chose importante et encore valable à mes yeux aujourd’hui:

Le crime irrémissible de cette usurpatrice qui se fait appeler notre critique, c’est, avant tout, de boucher le chemin par où la vraie critique pourrait passer. Comment voulez-vous — pour l’amour du Ciel! — comment voulez-vous qu’aujourd’hui un homme intelligent ose élever la voix dans le tumulte des louanges aussi banales qu’absurdes qui accueillent invariablement chaque production nouvelle? Notre critique a des formules — assez courtes, d’ordinaire, heureusement, — dont, à chaque occasion qui s’offre, elle remplit les blancs du nom d’un auteur et du titre de son ouvrage. Quand ces belles choses ont été écrites, que voulez-vous qu’on ajoute1?

Il est assez effrayant de constater que ce que Jules Fournier dénonçait au début du XXe siècle n’a pas changé d’un iota. On pourrait ajouter à ce tableau des horreurs deux nouveaux monstres: le rétrécissement lilliputien de l’espace consacré à la littérature et à la critique dans les médias généralistes et l’idée répandue que chaque livre peut trouver, tel le proverbial torchon, son lecteur. Ajoutez à cela l’impossibilité d’exercer ce métier de manière convenable, c’est-à-dire en gagnant sa vie, et vous avez la recette tout indiquée pour faire disparaître le métier critique dont Catherine Voyer-Léger a bien décrit les rouages dans un essai du même nom paru en 2014 au Septentrion.

Pourtant, la critique est essentielle à la formation même de ces strates d’œuvres qui se déposent au fil du temps et qu’on finit par appeler une littérature. On peut citer la préface de Louis Dantin aux poèmes de Nelligan comme l’acte de naissance de notre critique littéraire. Ce texte est à la fois subjectif, analytique, biographique… allégorique, à la limite, au point qu’Yvette Francoli, dans son essai Le naufragé du vaisseau d’or (Del Busso, 2013), s’imagine que Louis Dantin parle de lui-même à travers Nelligan. Mais n’est-ce pas toujours ce que la critique accomplit confusément, tout en faisant surgir le visage qu’elle tente de peindre?

Plus grave est la situation qu’a révélée la publication de cet essai qui tentait de démolir pour une énième fois le mythe de Nelligan: il aura fallu la contribution de chercheurs et critiques spécialisés, Annette Hayward et Christian Vandendorpe, pour démonter le fragile édifice qu’Yvette Francoli met en scène dans sa mystification littéraire. Mais du côté de la place publique, on était déjà prêt à réimprimer les poèmes de Nelligan sous le nom de Dantin. Cela rappelle la controverse entourant la publication d’un faux inédit de Rimbaud, La chasse spirituelle, dans le journal parisien Combat en 1949. Sans l’acuité critique d’André Breton, ce pastiche aurait passé comme du beurre dans la poêle. C’est dire si les bons lecteurs sont rares et précieux.

Disparition de l’espace critique

Dans son essai, Catherine Voyer-Léger remarque avec justesse la disparition des critiques spécialistes des pages de nos quotidiens, en leur donnant comme dernier refuge le journal Le Devoir. Si plusieurs facteurs concourent à la disparition de l’espace critique dans les médias généralistes, le plus troublant réside dans le changement qui s’est opéré au cours de la dernière décennie à l’intérieur du discours critique lui-même. Chaque œuvre littéraire recensée semble sortir de nulle part, comme si elle s’était engendrée elle-même, et les critères qu’on utilise pour en parler sont désespérément triviaux: le réalisme du monde qu’elle nous décrit, l’émotion qu’elle suscite, la thématique qu’elle aborde et si elle est édifiante ou non du point de vue moral. Ce sont là les critères de la «critique de proximité» décrite par David Dorais dans son récent Essai sur la critique littéraire au Québec (L’Instant même 2017). Dorais montre bien dans son ouvrage comment le rôle de la critique littéraire aujourd’hui est de conforter le lectorat dans ses certitudes plutôt que de le confronter. Comme on a fait disparaître le discours intellectuel de la chaîne culturelle de Radio-Canada pour remplacer cela par de la musique d’ascenseur en continu ponctuée de voix douillettes, l’agora littéraire n’a pas besoin d’autre chose que d’accompagnateurs sereins qui sauront guider le livre dans la chaîne qui est la sienne, durant les quelques mois où ce produit est destiné à exister.

Chantal Guy, responsable du cahier «Lectures» de La Presse entre 2005 et 2010, constate l’état actuel et n’est pas jovialiste quant au rôle de la critique:

Les écrivains se retrouvent face à un vide; il y a de moins en moins d’échos et de dialogues à propos de leurs livres qui, s’ils ne sont pas lus, critiqués, discutés, deviennent des choses inertes. En même temps, l’absence de profondeur critique avec la disparition de l’espace qui lui était consacrée, de même que cette tendance à attribuer la critique à des journalistes inexpérimentés dans le domaine, rend insignifiante la critique elle-même, si bien qu’on peut se poser la question, en effet: la littérature a-t-elle besoin de la critique? Pas de celle-là, en tout cas.

Qu’est-ce qui a poussé nos médias généralistes à faire disparaître l’espace de la critique? Voyer-Léger montre bien dans son essai que la porosité croissante entre la salle de rédaction et le département des ventes publicitaires est en partie responsable de ce désastre, que Québecor baptisa autrefois du nom de convergence.

Tranquillement, on assiste à ce que Voyer-Léger définit, par référence à une boutade connue du milieu, comme la troisétoilesetdemisation de la critique: bref, on n’ose ni descendre en flammes, ni porter aux nues. On préfère taper tièdement dans le dos de l’auteur, d’une main molle. Et tout compte fait, si la critique tient un rôle de cet ordre, a-t-on encore besoin d’elle? J’ai posé la question à Julien Lefort-Favreau, qui dirige le cahier critique à la revue Liberté:

Il me semble de plus en plus que la critique est une médiation essentielle dans l’idée de littérature. L’écrit se porte très bien. La lecture aussi. On passe nos journées à écrire et à lire. C’est l’idée de littérature qui est mise à mal. Cette idée est un ensemble de textes et de discours, de valeur variable. Cela va de l’anecdote sur l’alcoolisme de Duras jusqu’à la théorie littéraire la plus pointue, et cela inclut des poèmes, des essais, des romans. L’idée de littérature est quelque chose de fondamentalement impur et hétérogène, et peut même accueillir des objets contradictoires, qui disent des choses extrêmement différentes sur le monde. Elle est construite et cette construction est variable dans le temps et dans l’espace. La critique me semble être l’un des vecteurs importants dans cette constitution. Les lecteurs et les lectrices lisent de la critique et cette connaissance accrue des récentes et moins récentes parutions leur donne l’impression d’entrer chez les écrivains comme dans une communauté, dans les livres comme forêt touffue, variée, trop grande pour être saisie d’un coup d’œil, mais qui néanmoins fait corps, fait sens. […] Bref, sans critique, il y a juste des auteurs et des lecteurs, des éditeurs, mais il n’y a pas de littérature.

La critique comme espace vivant

La critique est donc partie prenante de la vie littéraire. L’écrivain Mathieu Arsenault en sait quelque chose, lui qui a publié en 2014 au Quartanier un livre coiffé de ce titre faussement pompeux. La critique a d’ailleurs bien du mal à circonscrire le travail de cet auteur qui se situe aux confluents de trois genres que l’on considère d’ordinaire comme mutuellement exclusifs: poésie, roman, essai. Observateur actif de la scène littéraire, Arsenault a réfléchi à l’épineuse question des nouveaux lieux de diffusion de cette critique qui a disparu des pages de nos journaux:

On a pu penser un temps que les blogues pourraient constituer une relève au déclin des espaces institutionnels, mais cela ne s’est pas produit à l’échelle qu’on aurait pu imaginer. Ces blogues de critique sont souvent organisés en petits collectifs comme des sortes de micro-revues ou micro-journaux couvrant essentiellement la scène culturelle. Ceux qui sortent du lot (Les méconnus, La Bible urbaine, Filles missiles) n’ont cependant jamais les reins assez solides financièrement pour durer plus que deux ou trois ans. Les contributions dépendent du temps des bénévoles qui doivent tout faire par eux-mêmes, couvrir la scène littéraire, recevoir les livres, les commenter, entretenir et administrer le site et gérer la diffusion des articles sur les réseaux sociaux. Quant à ces derniers, ils ne sont jamais, à ma connaissance, devenus une alternative à ces lieux perdus de la critique littéraire. Une critique de cinq cents mots ou plus s’échange, se discute plus qu’elle se publie sur Facebook ou Twitter.

Cette critique littéraire de revue ou de journal, qui emprunte aux formes de l’essai, de la chronique, du commentaire, a laissé la place à une forme qui était devenue rare depuis cinquante ans: la critique comme débat. C’est à la faveur des fils de commentaires concernant certains livres ou certaines positions prises par des commentateurs de livres que des arguments substantiels peuvent aujourd’hui apparaître, engagés dans une discussion collective plutôt que dans la confrontation d’un lecteur individuel avec une œuvre. De récents débats (janvier2017) concernant par exemple la critique de Sébastien Dulude au sujet de Shrapnels d’Alice Rivard2 (L’Écrou, 2016) [NDLR: ce texte est paru dans le numéro164 de Lettres québécoises] ou encore la réponse donnée en juillet 2016 par Daphné B. à une note de blogue de Benoît Melançon3 peuvent donner la mesure de cette vie littéraire riche menée par une pensée critique et des prises de position esthétiques.

Louis Hamelin, répondant à l’invitation de l’Association des professionnels de l’enseignement du français au collégial (APEFC) en 2011, avait tenté de répondre de son mieux à la question plus fondamentale qui nous ramène à notre point de départ existentiel: existe-t-il une véritable critique littéraire au Québec? D’emblée, il pose la condition de l’espace comme irrévocable: «Nul ne peut prétendre contextualiser une œuvre en deçà de mille mots», écrit-il. C’est à la suite de cette constatation, somme toute banale, mais essentielle qu’il met le doigt sur le bobo:

Mais ce qui manque le plus dans la critique littéraire, telle qu’elle s’écrit semaine après semaine au Québec, c’est la référence aux autres œuvres, classiques ou contemporaines, ou les deux, je parle de ces livres qui peuvent servir à mieux éclairer le projet que le critique a pour tâche d’examiner. On pourrait éplucher bien des pages littéraires à la recherche de recensions de livres qui prennent la peine de situer leur sujet par rapport à la production courante ou à d’autres œuvres similaires. On y parle toujours des livres, au contraire, comme s’ils nous arrivaient seuls, comme si chacun était un phénomène isolé, sans rapport avec la société qui l’entoure ou avec la littérature qui le précède. On lit nos livres comme s’ils n’avaient pas d’histoire. L’intertextualité, moteur des études littéraires depuis L’œuvre ouverte d’Umberto Eco, n’existe tout simplement pas dans ce que nous appelons critique littéraire ici. Et ce n’est pas seulement une question d’espace, c’est aussi, hélas, affaire de culture4

Quand, dans la défunte Presse dominicale du 29 février 2004, Victor-Lévy Beaulieu avait tenté de contextualiser les œuvres de la nouvelle génération en analysant ce qui lui apparaissait comme les lignes de force des romans qui venaient de dévierger leur auteur sur la scène littéraire5, l’ancien site Cyberpresse est devenu pendant deux mois un aquarium de la vie littéraire en cours. Ce fut, malheureusement, beaucoup de bruit pour rien, puisque cette polémique engagée par Jocelyne Lepage, légende vivante de la critique culturelle au quotidien de la rue Saint-Jacques, resta plutôt lettre morte. Si les gens chargés de l’espace dévolu à la critique littéraire cherchent des exemples de l’importance que la population lui accorde, ils n’ont qu’à explorer les centaines de commentaires que cette lettre de VLB a provoqués.

Nous voilà en 2017, et on tente de nous faire croire que la critique est cet ersatz que l’on imprime à contrecœur dans un coin reculé de l’orgie de promotion qu’est devenu le cirque médiatique. Il est temps de faire valoir que le public ne demande pas ce qu’on lui donne: on lui impose ce qui convient à la domination du marketing et de la publicité. La récente mésaventure entre Renaud-Bray et Dimedia aurait pu nous fournir l’occasion, à nous, gens du livre, de nous rassembler pour exiger du sens là où il n’y a que des chiffres. Car il ne s’agit pas de sauver le livre, mais bien de faire vivre la littérature.♦

 


Maxime Catellier est né à Rimouski et enseigne la littérature au Collège de Valleyfield. Ses dernières critiques littéraires ont paru dans la revue Liberté.

  • 1. Jules Fournier, «Comme préface», Revue canadienne, vol. 51, juillet 1906, p. 23-33.
  • 2. Alice Rivard, «You can’t sit with us»: fillesmissiles.com.
  • 3. Daphné B., «Benoît Melançon m’a bloquée sur Twitter»: fillesmissiles.com.
  • 4. On peut trouver le texte intégral de l’intervention de Louis Hamelin à cette adresse: site.cegep-rimouski.qc.ca/apefc/page/2011.
  • 5. La Presse, dimanche 29 février 2004, «Lectures», p. 9.
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