Aller au contenu principal

Écrire dans le réel

Éditorial

Alors que depuis plus d’un siècle la pratique du ready-made est acceptée en art, le plagiat dans le monde des Lettres est encore soupçonné de nos jours de malhonnêteté, sinon considéré comme un péché capital. [R]ecopiez, à l’intérieur d’un roman, ou d’un essai, quelques passages d’autres livres qui ne sont pas de vous, et ce sera un scandale. Le fait est que la littérature demeure prisonnière du paradigme romantique voulant qu’une personne particulièrement sensible ait capté de par son génie un langage supérieur. Ce paradigme s’adosse au développement du droit d’auteur, ratifié pour la première fois au monde en France à la toute fin du XVIIIe siècle et contemporain des théories modernes du libéralisme économique. Cette personne sensible touche de l’argent pour ses mots et se voit reconnaître un statut particulier symboliquement favorable dans la société. En cela, point de rupture significative avec l’ordre capitaliste néolibéral qui est le nôtre: l’auteur·rice est auto-entrepreneur·se. La littérature aura beau adopter des thématiques et des formes «subversives», tant que le paradigme romantique et le droit d’auteur régneront sur elle, il est à craindre qu’elle n’ébranle que peu les structures de l’état du monde.

Ce sont les mots de Paul Kawczak dans les pages du dossier de ce numéro, intitulé «Les écritures du réel», et ils m’ont interpellée.

De son côté, l’écrivaine Anne Archet, à l’occasion de la Journée mondiale du livre et du droit d’auteur, écrivait sur sa page Facebook – avec l’humour acide qu’on lui connaît:

Le plagiat est une excellente chose qui se pratique depuis l’invention de l’écriture. Il ne peut pas y avoir de pensée, d’art ou de littérature sans plagiat. Quant à la musique, n’y pensez même pas: le plagiat est au cœur de la formation et de la pratique musicale.

Ce n’est que lorsqu’on a fait de l’art et des idées des marchandises que le plagiat est devenu un mal. Ça n’a amélioré ni le monde, ni le sort des artistes.

Quand nous sortirons enfin nos machettes, j’espère que la propriété intellectuelle sera la première forme de réquisition capitaliste qui sera abattue.

Ces propos ont aussi trouvé en moi un drôle d’écho. Un écho obstiné. Qui persiste.

*

Entre 2018 et 2020, j’ai siégé au conseil d’administration de l’UNEQ aux côtés de Suzanne Aubry (sa présidente), Mélissa Verreault, Danièle Simpson, Charles Prémont, Stéphanie Leduc, Laurent Dubois (directeur général) et Jean-Sébastien Marsan (adjoint à la direction générale et directeur des communications). La deuxième année, Jean-François Caron, Karine Légeron, Pierre-Luc Landry et Karine Rosso ont remplacé celles et ceux qui avaient fini leur mandat.

Toutes ces personnes savent qu’écrire, c’est accepter que l’on ne vivra sans doute pas des revenus tirés de la vente de ses livres. Les droits d’auteur correspondent généralement à 10% du prix de vente de l’ouvrage. Peu d’auteur·rices écrivent des best-sellers. Beaucoup ont un autre métier. Certain·es en exercent un qui se rapproche de la littérature, d’autres non. Certain·es tirent un revenu raisonnable des activités, conférences et autres opportunités liées à leurs livres, d’autres non. Certain·es obtiennent des bourses d’écriture, mais c’est là un revenu ponctuel. Certain·es vivotent. D’autres sont dans un grand dénuement.

Notre travail, au CA de l’UNEQ, était de réfléchir aux manières concrètes de rendre le quotidien des écrivain·es plus vivable. Mais à la source de cette réflexion, il y avait une idée qui n’avait pas tant à voir avec l’argent: les écrivain·es comptent dans la vie d’une société. Leur travail compte.

*

Si la prise de conscience de la place des écrivain·es et de la littérature peut sembler symbolique, la question de leur survie est on ne peut plus pratique. La propriété intellectuelle, à laquelle Paul Kawczak et Anne Archet nous invitent avec raison à réfléchir, est une des façons d’assurer leur subsistance dans une société où tout se monnaie et où il y aura toujours des personnes et des entreprises pour s’enrichir sur le dos des autres. Un jour, si le bien-être ne dépend plus de notre bonne insertion dans le libéralisme sauvage, les moyens d’assurer aux auteur·rices une vie digne changeront.

Les mesures mises de l’avant par l’UNEQ (changements et projets de loi, grilles tarifaires, contrats) tiennent compte du fait qu’il faut améliorer la vie des auteur·rices dans notre monde tel qu’il est. Et sa mission n’est pas, contrairement à ce que certaines mauvaises langues ont pu dire, de convaincre la société de céder aux lubies d’une bande d’adolescent·es attardé·es qui veulent qu’on les paie pour s’amuser à écrire des histoires.

Écrire, c’est tenter de nommer le monde. Écrire, c’est faire oublier la laideur du monde, parfois en la regardant en face. Écrire, c’est parfois même changer un peu le monde.

La littérature n’est pas essentielle de la même façon que le sont des métiers qui, pourtant, figurent parmi les moins bien payés dans nos sociétés – je pense au personnel d’entretien de nos espaces publics ou privés, par exemple; si on m’écoutait, bien des rapports de forces économiques seraient inversés. Mais c’est une autre histoire. Il reste que la littérature importe. Comme ceux et celles qui la font. Et qu’à ce titre, dans notre monde tel qu’il est – en attendant le grand coup de hache dans le capitalisme qu’Anne Archet, Paul Kawczak et bien d’autres, dont votre toute dévouée, appellent de leurs vœux –, dans ce réel-ci, ils et elles méritent de vivre correctement.

D’ailleurs, le plus souvent, ce n’est que cette chose simple que les écrivain·es souhaitent: vivre correctement.

Auteur·e·s
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF