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Écrire avec les mains négatives

Écrire avec les mains négatives

La voleuse est l’histoire de celle qui s’est fait prendre. Celle qui est toujours et déjà enfermée et parle depuis sa cellule.

Thématique·s
Récit

La voleuse est l’histoire de celle qui s’est fait prendre. Celle qui est toujours et déjà enfermée et parle depuis sa cellule.

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Dans ce récit poétique, dont l’ardeur et la fulgurance nous percutent, Daria Colonna raconte la souffrance d’exister «dans ça», dans ce qui nous lie aux êtres qui nous font et nous défont, et que nous aimons ou détestons à mourir. Traversant les époques et les continents, ayant pour cadre Montréal, la Corse et l’Afrique, ce texte porte sur l’héritage symbolique, celui de la grande et de la petite histoire, mais aussi celui du langage et de sa violence – cette violence qui marque, puis blesse le corps, et donne à celui-ci l’allure et les penchants de tout ce qui constitue notre perte. Affirmant que «la main de la mère [est] le début de l’écriture», la narratrice est mue par le besoin d’«apparaître comme le contraire de sa mère»; de révéler en négatif de l’écriture, autour de la main posée sur la page, les fondations de la prison maternelle: «Je veux savoir si elle m’a faite, la mort. Si c’est elle, ma mère.» La voleuse est un vœu de sursis, un geste magnifique et troublant pour reporter la sentence.

Faire main basse

Le premier larcin de la narratrice enclenche le motif d’écriture du récit: «Je replace les morceaux de mon souvenir. Je n’avais besoin que de cette date, ce mois, cette année pour le lui voler, l’usurper et l’écrire: novembre1992.» La tentative de suicide ratée de la mère, dont a été témoin sa fille, se répercute dans le livre en autant d’éclats, comme les échos de cette scène originelle. Le geste, le corps, le sang et le désir mortifère de cette femme se sont faits malédiction. Ils se sont transmis à sa fille, qui essaie de se défaire de ce legs maudit. L’injustice première est cet amour dont la mort a le privilège, et que la mère retrouve chez les hommes. Ainsi, la conjuration implique le crime, puisque «[l]’amour de la mère pour sa fille aura été un trésor volé à celui qui partageait son lit».

Le tour de force de Colonna réside dans le fait qu’elle propose ici un texte qui résiste à sa propre narration. Les fragments tantôt brefs, tantôt longs donnent l’impression de halètements, de sanglots ou encore de cris. Ils miment l’oppression et nous confrontent au blanc de la page, qui renvoie peut-être à cette mort se resserrant sur la voix de la narratrice, l’encadrant et l’enfermant. Car c’est «l’enfermement dans la mère dont il est question», en fin de compte. Si le récit ne suit pas une véritable chronologie, le temps se retrouve toutefois saturé par la honte, qui ne connaît ni origine ni fin, seulement le présent de l’énonciation. L’écriture est ainsi à l’image de la honte: «une pornographie de [l’]abandon».

L’encre des liens

La voleuse s’avère aussi un récit sur l’acte d’écrire lui-même. Puisque la vie ne peut qu’apparaître en creux de ce geste, Colonna convoque le pouvoir qu’auraient les mots de capturer le sens ou la vérité de ce qui nous échappe. Écrire sur l’écriture est une manière de tendre la main à la mère, à la mère de la mère et aux leurs; de rechercher dans ce relais le germe du mot qu’elle apprend à nommer, «folie»:

Ma mère et moi, nous sommes d’une lignée de colonialistes blancs. Nous sommes d’une lignée de militaires, de Corses ayant pris le fusil pour fuir leur misère. Nous avançons dans le legs des femmes folles.

La folie des femmes se lit comme un mal et une tristesse endogènes, qui sont au fondement d’une hérédité coupable d’usurpation à l’échelle de l’Histoire. En contrepartie du récit familial, la narratrice retrouve chez d’autres écrivaines les mots pour la dire, cette honte: chez Josée Yvon, entre autres, dont les vers gravés sur la porte des toilettes du Bistro de Paris inscrivent Colonna dans une lignée d’autrices contemporaines qui leur ont fait allégeance. Entre cette salle de bain et celle où s’est évanouie la mère, il y a la littérature.

Il y a aussi et surtout la poésie: «Là mes ossements: caresser. / Là le sang au pied des lettres débauchées: avaler.» Il est là, le dernier larcin de l’écrivaine: voler le sens. Quand notre lecture achoppe sur certaines phrases, nous abdiquons devant ce que leur beauté, leur mystère et leur poésie gardent au secret. Les mots de Daria Colonna sont comme des trésors: ils mettent sous clef les parcelles de vie qui scintillent durant la nuit.

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Daria Colonna
Montréal, Poètes de brousse
2021, 256 p., 20.00 $