Aller au contenu principal

Éclairer le noeud

Après Entre raison et déraison (Les Herbes rouges, 1987) et Écrits au noir (Remue-ménage, 2009), La forêt des signes est le troisième essai publié par France Théoret qui, depuis 1976, édifie une œuvre protéiforme, investissant roman, poésie, revues et théâtre.

Essai

Après Entre raison et déraison (Les Herbes rouges, 1987) et Écrits au noir (Remue-ménage, 2009), La forêt des signes est le troisième essai publié par France Théoret qui, depuis 1976, édifie une œuvre protéiforme, investissant roman, poésie, revues et théâtre.

Incontournable, la pensée de France Théoret a connu ces quarante-cinq dernières années plusieurs souffles, tangentes, mises à mort et recommencements. C’est en quelque sorte à une déconstruction de sa trajectoire qu’elle nous convie ici. Jamais n’a-t-elle traversé aussi explicitement son parcours intellectuel. Elle évoque par exemple sa famille, qui déménage de Montréal à Saint-Colomban, dans les Laurentides. Son père y tient un débit de boisson où Théoret est appelée à travailler très jeune. Cette famille, affirme l’essayiste, n’a jamais compris son activité d’écrivaine et elle ne s’y est jamais intéressée. L’autrice discute aussi de sa pratique d’écriture, influencée d’abord par le formalisme, puis par la langue parlée et désormais par une forme de sobriété tranchante, telle qu’on peut la déceler dans La forêt des signes. Elle analyse sa vie avec une volonté englobante:

Il est impossible de venir du vide et du néant. Je me suis révoltée en silence contre le lieu de ma naissance tout en sachant que je n’y échapperais pas, que j’étais marquée depuis le début par la société, précisément par une famille appartenant à la société.

Tisser sa constellation

Ce genre de nœud insoluble – se révolter contre sa famille tout en se sachant liée à elle –, Théoret y reviendra tout au long du texte par son phrasé inimitable qui éclaire sa pensée exigeante, qu’elle articule (et c’est un euphémisme de le dire) avec peu de complaisance: «J’ai la capacité de dire avec peu de mots, certes. Ce qui signifie que je ne développe ni n’éclaire mes idées. J’ai constamment eu des sentiments contradictoires parce que ma parole est atteinte.» Relever cette atteinte, la nommer, l’ausculter, la démonter dans l’écriture: voilà le projet de vie de l’écrivaine, qu’elle explore dans cet essai en identifiant les figures qui ont contribué à la construction de sa pensée. Au fil des pages, quiconque est familier avec le travail de Théoret reconnaîtra plusieurs noms: Claude Gauvreau, Antonin Artaud, Elfriede Jelinek, Louky Bersianik, Nicole Brossard, Marie-Claire Blais, Hannah Arendt, mais également Alice Miller, Marina Tsvetaïeva, Gabrielle Roy, Nathalie Sarraute. Et lorsque Théoret rappelle cette phrase de Roland Barthes, «texte veut dire tissu» (réflexion qui l’incite à traiter le texte comme un endroit dont il faut découdre, où il faut repasser et pratiquer le montage), je ne peux m’empêcher de croire que ces références constituent aussi quelques fils de ce tissu, à la manière d’adjuvant·es indispensables dans la quête d’une pensée juste. Bien que certaines écritures aident Théoret à réfléchir, le geste d’écrire l’astreint à une extrême solitude:

Quand j’écris, je me vois comme un mineur au fond d’une mine en train d’extraire le minerai. Si je ne suis pas entièrement isolée, je n’écris pas. Si ce n’est pas difficile, je n’écris pas. Si je ne suis pas dans le noir avec ma seule lampe frontale, je n’écris pas.

L’agilité souveraine de l’écriture

L’écriture de Théoret reste polémique. Je ne suis pas sûre que ses conceptions de l’autofiction, qu’elle considère comme «dépolitique» et qu’elle distingue de l’autobiographie, ou du multiculturalisme, qu’elle envisage comme un communautarisme, seront populaires. Je n’ai pas tellement envie de retenir cela de La forêt des signes, mais plutôt le style d’une élégance singulière, d’une agilité souveraine, porté par un féminisme épistémologique. Un féminisme qui, chez Théoret, passe par la recherche du féminin dans la langue – une langue qui doit être tordue et recréée pour lui faire traverser le patriarcat.

En lisant l’essai, je me suis souvent dit que l’écriture de Théoret possède la rare qualité d’être proverbiale; que si on isolait certaines phrases, elles pourraient agir comme des talismans, des litanies qu’on se répète pour éloigner le mal, mais aussi peut-être pour l’affronter, le regarder dans les yeux. «Je suis l’objet, saisie par la dévoration, si je n’accepte pas la lutte continuelle dans l’existence», affirme-t-elle. Ou encore: «Je n’écris pas pour communiquer. J’écris pour ébranler la réalité.»

Ébranler la réalité, ce serait ne pas accepter tout ce qui est donné d’avance, renverser ce qui est à la surface, trouver une forme dans l’écriture pour casser la langue afin qu’elle arrive à une parole juste… Celle pour qui «la vie douce n’est aucunement possible» continue d’élaborer sa pensée intranquille, dont l’exigence fraie souvent avec la grâce. Devant une telle quête, je ne reste qu’admirative.

Auteur·e·s
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF
France Théoret
Montréal, Remue-ménage
2021, 120 p., 18.95 $