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Du trop de discours

Abscons, pointu, charabiatesque, le catalogue D’un discours qui ne serait pas du semblant est indigeste et ses réflexions tournent en rond.

Thématique·s
Beau livre

Abscons, pointu, charabiatesque, le catalogue D’un discours qui ne serait pas du semblant est indigeste et ses réflexions tournent en rond.

Thématique·s

Tout le jour, maugréant, j’ai promené ce livre dans l’appartement et, de fatigue accablé, dans les dernières lueurs du soleil, l’ai finalement terminé. Qu’en reste-t-il d’autre, sinon une vision confuse et brumeuse? Franchement, je n’en sais trop rien. Une légère frustration peut-être? Encore eût-il fallu que le discours de ce catalogue d’exposition m’ait tenu à cœur, qu’il ait mobilisé mon enthousiasme d’amateur féru d’arts; ainsi, en connaissance de cause, j’aurais été en mesure de contrecarrer son propos, de vilipender les œuvres qui s’y trouvent, d’en extraire une autre matière. Plus gentiment, si j’avais fait partie des chanceux «affinitaires» du commissaire, j’aurais pu, à juste titre, l’admirer, partager les thèses de l’ouvrage et poursuivre la réflexion. En refermant le livre, une pensée: il faut savoir se consoler de l’intelligence, tant parfois elle prêche avec excès.

Ça commence par un projet d’exposition destiné à la galerie de l’Université Concordia, instigué par Vincent Bonin, commissaire indépendant, qui s’intéresse, «outre ses recherches sur les pratiques d’art conceptuel des années1960 et1970, à la signification sociale des archives et au renouvellement de la forme documentaire dans le domaine de l’art contemporain1». D’un discours qui ne serait pas du semblant «avait comme visée de souligner l’isomorphie entre les différentes phases de l’importation d’ouvrages théoriques d’un contexte culturel vers l’autre et les gestes nécessaires à la réexposition des propositions artistiques d’un passé récent qui furent elles-mêmes infléchies par ce discours». À l’aide de textes puisés dans le corpus de la French theory, traduits à plusieurs années d’intervalle de leur publication, Bonin tente, en colligeant le travail de divers artistes, de donner lieu à «une nouvelle constellation conceptuelle à partir de cette spécificité d’un premier cadre dialogique». Prenez une grande respiration. Le premier volet de l’exposition est d’abord créé à la galerie Leonard & Bina Ellen, suit un hiatus d’une année. Le deuxième volet de l’exposition se déplace ensuite chez Dazibao, centre d’artistes autogéré du Mile-End. Troisième volet: la présente publication, éditée par les deux centres d’exposition en collaboration avec Black Dog Publishing. Quelques mots d’ailleurs sur l’objet: l’ouvrage suit les codes et les tendances graphiques que l’on peut observer chez plusieurs éditeurs traitant d’art actuel (comme Les Presses du réel). Mise en pages efficace, aspect soigné. Les photos en revanche, plutôt sombres, sont rébarbatives tout autant que leur contenu, dont l’esthétique semble avoir été déjà vue des centaines de fois.

Si rien n’avait une forme

La réflexion poussée s’affranchit, il est vrai, de toute banalité, asseyant sa gravité sur le trône de la spécificité; rapidement, la réflexion critique se transforme en galimatias, dont les tenants et aboutissants semblent bien malgré nous assez vains. C’est alambiqué, abscons, constellé de nombreuses citations d’auteur·es déjà en mal de clarté. On se demande parfois où est le commissaire et signataire des textes, Vincent Bonin, dans l’amoncellement réflexif contaminé par les Baudrillard, Deleuze et Foucault de ce monde. La deuxième partie n’est pas plus débroussaillée, foutue d’explications sur les œuvres de l’exposition et de leur interrelation, mais il manque à ce point d’images, de référents visuels, qu’on s’y perd. Rien de plus ennuyant que de se faire décrire une œuvre qu’on ne peut voir, le lecteur ne s’en trouve que plus désorienté.

Bonin, pour le coup, n’est pas dupe. Expérimental, le contenu de son projet serait selon ses propres mots «irrecevable ailleurs (dans les musées et les galeries commerciales)». Je ne peux être plus en accord avec lui. Hypothétisant sur le public auquel s’adresse D’un discours, il sait que ses lecteurs se réduisent à une poignée «d’étudiants, des protagonistes du milieu de l’art montréalais et des gens de [sa] propre communauté». Le doute s’installe en ma demeure. Pourquoi donc une telle entreprise? Suis-je à la hauteur du contenu ou, pour reprendre les termes de la grande machine du Capital, suis-je le public cible de cette aventure? Peut-être Bonin veut-il forger un commissariat sur ce qui n’a pas de prix, pour reprendre les mots d’Annie LeBrun, troquant la beauté pour le savoir, ou plus encore, les espaces de savoir? Il serait inconvenant de nier l’apport de ce travail à la recherche, louable il est vrai, mais est-on en mesure de pleinement exercer sa liberté dans cet espace, dans les deux textes du livre? Il y a sûrement un moyen, évidemment, mais jamais d’une liberté libre, car nous sommes entravés par la thèse de Bonin; l’espace devient carcéral. Il est bien malheureux de l’admettre, mais cet ouvrage contribue à perpétuer le cliché que l’art contemporain s’éloigne — pour ne pas dire se fout — de son public. La surspécialisation des enjeux et du discours distend le rapport entre les intervenants et le public, et produit l’impression que ce savoir n’a qu’une finalité universitaire.

D’un discours qui ne serait pas du semblant est bavard, mais parle peu. J’ai l’impression d’un discours endimanché qui n’aurait malheureusement aucune place où sortir, emprisonné qu’il est dans son espace de savoir. ♦

  • 1. Tirée de la quatrième de couverture du catalogue d’exposition.
Auteur·e·s
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Article au format PDF
Vincent Bonin
Montréal / Londres, Galerie Leonard & Bina Ellen / Dazibao / Black dog publishing
2017, 208 p., 34.95 $