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«Du purell sur la langue»

«Du purell sur la langue»
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Éditorial
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Dans la récente adaptation théâtrale de son ouvrage La vie littéraire (Le Quartanier, 2014), Mathieu Arsenault déverse, cinquante minutes durant, son fiel autant que son attachement pour le milieu littéraire québécois. Sans fioritures — une petite scène carrée, un unique spot pointé sur lui, tout de noir vêtu, un chandail de son cru sur le dos, le même gars que l’on croise depuis plus de quinze ans dans les soirées de poésie —, Arsenault se fait impoli, confident, bouillant, puissant et se glisse avec brio dans la peau d’une femme, d’une écrivaine à la langue déliée en mal tour à tour de textes, de public et d’amour. Arsenault a un talent, certes, et une puissance d’évocation; c’est vrai, il lit ses propres textes, mais le soir où j’y suis, il est particulièrement bouillonnant. Il rayonne.

Au détour d’une longue tirade sentie, le nom de Lettres québécoises surgit. Je suis surprise, puis amusée. Au deuxième rang, je ne veux pas perdre un mot du monologue touffu qui fait beaucoup rire la salle presque comble, mais mon esprit est ailleurs. Nous sommes le 23 mars 2017, un peu plus de six semaines avant la parution de la nouvelle mouture, avant ce LQ que vous tenez entre les mains. Celui que nous avons imaginé, rêvé, fort fort, celui qui nous a donné tant de fil à retordre tellement nous voulions innover, tout changer. Tellement nous voulions surprendre — le souffle coupé ou rien. Nous voulions faire mentir tout le monde: vous faire dire non seulement que la littérature est encore vivante, mais que les magazines qui en parlent intelligemment ont encore leur place. Oui, ces mêmes magazines papier dont on prévoit la disparition imminente depuis trop longtemps déjà.

Le clin d’œil de Mathieu Arsenault à Lettres québécoises me fait chaud au cœur1. Ce magazine qui a fêté son 40e anniversaire en 2016 est un nom que l’on prononce encore dans le milieu. La revue existe, et j’en suis fière. Je suis fière de ceux et celles qui étaient là avant moi, à commencer par André Vanasse, directeur pendant plus de vingt-cinq ans. Merci surtout à Alexandre Vanasse, le nouvel éditeur qui m’a proposé, un soir de novembre 2015, de prendre la relève de son père. Alexandre, que j’ai rencontré au journal Quartier Libre, il y a plus de dix ans. Jamais je n’aurais pu prévoir qu’il me recruterait à LQ, comme critique d’abord, puis comme membre du comité de rédaction, et enfin comme rédactrice en chef. Avec Jérémy Laniel, libraire, critique passionné et incorruptible, nous formons un triumverat parfait.

Ce soir du 23 mars, je prends les paroles d’Arsenault comme un appel: un appel à nous surpasser et à créer un magazine protéiforme, multiple, mouvant, à l’image du monde contemporain et de ses créateurs. Inspirée par le débit enflammé de l’auteur de La vie littéraire, je veux cette nouvelle mouture incisive, oui incisive. Avec des dents. Du chien. Du mordant.

En ce jeudi 23 mars, j’ai aussi pensé à la séance de photos avec Catherine Mavrikakis, qui avait eu lieu moins d’une semaine plus tôt. Aux murs turquoise du Motel Oscar, à Sandra Lachance, la photographe visionnaire et impétueuse qui a proposé le rose de la couverture, au soleil mordant de la fin de l’hiver et à la «quasi plus grosse» tempête du siècle survenue deux jours plus tôt. Merci, Catherine. Ton œuvre est à l’image de l’incandescence que je souhaite pour cette revue. J’aurais aimé signer le magnifique texte que te dédie dans nos pages Valérie Lebrun, cette lettre d’amour à l’écrivaine que tu es. Nous t’avons voulu mystérieuse, presque apeurée sur la couverture, car dans ton regard, il y a tout ce que la littérature représente pour moi: une bête effrayée, sourde au passé et au présent, mais toujours là, tapie dans l’ombre.

Photo : Sandra Lachance
Photo : Sandra Lachance
 

La critique sera plus que jamais la signature de LQ. «Je suis contesté, controversé ou redouté, parce que je ne fais pas de cadeau, je fais de la critique rigoureuse», expliquait Robert Lévesque, alors journaliste au Devoir, dans le documentaire de Marcel Jean, État critique (ONF, 1992). Vingt-cinq ans plus tard, Lévesque signe dans nos pages sa «Lettre à un jeune critique», dans laquelle il décortique cette vocation qui lui est si chère. De nouveaux et anciens collaborateurs feront vivre cet art d’analyse dans chacun de nos numéros, mais pour bien «partir la machine», nous avons concocté un dossier sur l’état de la critique au Québec. Maxime Catellier signe une analyse lucide et Catherine Voyer-Léger examine les liens entre goût et esprit critique.

Merci aux auteurs qui nous ont fait confiance, car oui, nous publierons dorénavant des textes et illustrations inédites, Maxime Raymond Bock et Julie Delporte se sont prêtés au jeu pour ce numéro; de la poésie aussi, à commencer par Fernard Durepos. Sans compter le retour de Jeunauteur. Stéphane Dompierre et Pascal Girard l’ont compris: je suis contente, très contente même qu’ils aient accepté ma proposition. Je suis heureuse des talents rassemblés, et de la nouvelle vie que connaîtra LQ. Je garderai cependant à l’esprit cette autre expression de La vie littéraire qui m’a fait de l’œil le soir du 23 mars 2017: «du purell sur la langue». Et je me rappellerai qu’il ne faut surtout jamais se censurer, s’épurer, se «pureller» pour être de son époque et la critiquer. ♦

 

Annabelle Moreau

  • 1. […] comment pourrait-on faire pour qu’une phrase puisse durer un million d’années le temps nécessaire pour replacer nos cheveux gras et imprimer notre visage dans le souvenir du monde il faudrait s’arranger pour qu’il y ait des manettes de nintendo pendant un million d’années que la revue lettres québécoises soit tout de même distribuée pendant les ères glaciaires et qu’il y ait encore deux cent mille saisons de kaamelott […]
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