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Du fond de ma grotte, ruelle Saint-Hubert

Du fond de ma grotte, ruelle Saint-Hubert
Autoportrait

Je suis gêné de l’honneur qui m’est fait ici. J’ai certes un beau succès critique et institutionnel, mais rien qui vaille une telle attention. Juste assez pour écrire à ma mère, mon admiratrice numéro un. Il y a du privilège à l’œuvre là-dedans, j’écris des histoires de bonshommes blancs hétéros pas particulièrement héroïques, ce qui est dépourvu d’originalité et ne fait que reconduire l’un des tropes les plus profondément ancrés dans la littérature québécoise. Ça attire toujours les projecteurs, semble-t-il. J’ai pensé refuser cette proposition, d’autant plus que la perspective du lancement de la revue me cause une anxiété morbide. Ce serait bien punk de ne pas y aller, mais je suis plutôt grunge, alors j’irai malgré tout. J’imagine que, finalement, je suis aussi vain que ceux qui m’insupportent dans ce milieu où pullulent les enflures. Vous allez dire que je commence ce texte par un chleuasme. Vous avez peut-être raison. Puis, il y a aussi de bonnes personnes dans ce milieu, j’en ai croisé un certain nombre. Tout ça ne me met pas à l’aise. On en jasera au lancement.

Pour me préparer à l’épreuve de l’écriture de ce texte et nourrir d’autant plus mon anxiété, je suis allé consulter la totalité des archives de la revue sur Érudit. Je voulais voir comment les auteurs à qui on a consacré un dossier se sont présentés. Salut, François Blais, et merci pour tout. Mais je voulais surtout voir qui a eu droit à cet honneur, et donc par élimination ceux qui n’y ont pas eu droit tout en le méritant plus que moi, pour leur succès, leur importance ou leur voix. Où sont Karoline Georges? Catherine Leroux? Natasha Kanapé Fontaine? Naomi Fontaine? Sophie Létourneau? J’allais écrire «Louis Carmain?», mais j’apprends qu’il signe un texte sur moi dans le dossier, alors je me garde une petite gêne, faudrait pas qu’on pense que je lui gratte le dos, même si je crois qu’il est le plus grand styliste de notre génération. D’ailleurs je ne m’en tiens qu’à notre génération avec ces noms.

Les archives débordent de tant d’absence, on n’en aurait pas fini avec nos prédécesseurs. Faut dire qu’en épluchant Érudit, j’ai bien vu que la revue avait aussi honoré plusieurs personnes qui n’ont eu que brièvement la cote en leur temps et sont aujourd’hui disparues du topo, ce qui me réconforte dans mon sentiment d’être célébré ici sans le mériter: je n’ai pas à m’inquiéter avec ça, faire la une, ça vaut ce que ça vaut. J’ai beau avoir une longue liste de projets d’écriture (et compter cinq ans en moyenne par manuscrit, ce qui me mène bien au-delà de l’espérance de vie des grands anxieux), je sortirai du radar et le plus vite sera le mieux, un nouveau numéro de la revue sortira au printemps, vivement la prochaine saveur trimestrielle. C’est que j’aimerais déjà être une archive. Je travaille l’histoire, les documents anciens, le passé, j’essaie de redonner une voix à ceux qui l’ont perdue ou ne l’ont jamais eue. Il y a dans cette interrogation du passé une lenteur, une manière de me protéger de l’effervescence délétère des fils d’actualité. Alors pourquoi ajouter moi-même à ce bruit? Je veux que le présent soit fait du silence de mon choix dans la paix de ma grotte, que mes livres trouvent leur chemin par eux-mêmes, et que leur succès, s’ils en ont, ne soit dû qu’à leurs qualités, s’ils en ont, et non pour la raison que j’aurai fait le pitre pour attirer l’attention sur moi. C’est lire et écrire que je veux, pas donner des entrevues ou participer à des événements promotionnels. Je ne suis pas une figure médiatique et je n’entends pas l’être (et je sais que c’est encore mon privilège qui me le permet: j’ai beau être le plus discret possible et ne faire aucune autopromotion, on en parle, de mes œuvres; la plupart n’ont pas cette chance). Sauf pour les rencontres avec les jeunes, que je trouve beaux, intelligents et curieux, toute la bastringue qui vient avec la publication, je m’en passerais volontiers. Mais me la jouer Salinger ou Ducharme, ce serait me donner un genre que je n’arrive pas à assumer. Je n’ai même pas réussi à faire durer mon pseudonymat initial, quand j’ai signé mes premiers livres de mes seuls noms de famille. Trop de confusion. Fait que voici un shooting photo.

J’ai l’air bête, non? C’est comme ça quand je suis gêné. J’entre quelque part avec une face de bœuf, on pense que je suis fâché, on est mal à l’aise, on peut même croire que cette fermeture est causée par la prétention, on me fuit. En réalité, c’est le manque de confiance qui me durcit. Mais je vous rassure, je ne suis pas réellement troglodyte, j’ai même une sorte de carrière universitaire (je suis au postdoctorat au moment d’écrire ces lignes), qui engendre des rapports interpersonnels fort cordiaux, et dans le cadre de laquelle j’ai participé à de nombreux séminaires engageants et donné des conférences semble-t-il écoutables. Une fois la gêne passée, je suis un gars sympathique, soigneux de mes amitiés, et j’ai même un pas pire sens de l’humour. Loin d’être invisible, j’ouvre ma trappe plus souvent qu’il n’est requis et, avec ma tendance à dire la vérité, ça peut jouer contre moi, surtout dans ce milieu où elle n’est pas une priorité.

Mon histoire de grotte, c’est ce fameux deuxième chapitre de l’allégorie de la caverne de Platon, qui a été perdu dans un tremblement de terre: j’en sors régulièrement, de ma grotte, et, comme j’ai bien compris la nature perverse de ceux qui agitent les ombres, je rentre chaque fois le plus vite possible, rempli de cette belle sagesse, pour me réinstaller auprès de mon rond de feu avec mon calepin. Mes trois-quatre amis et ma blonde sont bienvenus, vous passerez par la crevasse secondaire, vous savez laquelle, ruelle Saint-Hubert.

*

Et j’ai du travail auprès du feu. Presque douze ans après Atavismes, dans la foulée du long processus qui a mené à un premier roman l’an dernier après quatre livres de textes courts, je vois du bon et du moins bon derrière moi. Pareil en avant. À mesure que j’avance avec de nouvelles œuvres, il est de plus en plus clair qu’Atavismes était une expérimentation qui, en ratissant le plus large possible, a d’emblée cartographié la totalité des espaces que je continue d’explorer. À l’époque, reclus dans mon appart avec un bébé naissant, j’ai enfilé au pif les textes sans savoir que je plaçais des pierres auxquelles j’allais sans cesse revenir, après des croches dans la brousse. Les territoires de l’Amérique française, les différents genres littéraires, les figures de l’imaginaire québécois à dé-réifier, l’interrogation de la paternité et des héritages collectif et familial, les ruelles d’origine, tout était là dès le départ, et je passerai ma vie à raffiner la manière de poser mes questions sur ces sujets. Il n’y a pas de réponse, je l’ai compris. Et justement, ça mérite du raffinement, tout ça. Je retourne à l’occasion à Atavismes, quand on m’invite, au cégep ou à l’université, à le commenter, et certains des textes du recueil me mettent très mal à l’aise, j’ai envie de les réécrire ou de les éliminer, des faiblesses stylistiques me sautent en pleine face, des facilités, et des passages qui me lèvent le cœur, surgis d’un tréfonds commun bien québécois qu’on ne remettait pas en question il y a seulement onze ans, ni dans l’écriture ni dans le processus éditorial. Je n’ai, par exemple, pas l’intention d’arrêter d’interroger l’histoire de l’Amérique que nous partageons avec les Premières Nations, mais désormais, je demande leur point de vue aux premières intéressées plutôt que de me contenter de me documenter, même si je suis pas mal bon là-dedans. C’est qu’en cherchant à humaniser certaines figures qui ont été figées raide, on peut en maintenir certaines autres dans leurs clichés. J’ai pris des notes et de l’expérience, ma cartographie s’en trouve complexifiée de ramifications fractales. Je vois des choses que j’avais ignorées au premier passage.

Il n’est pas inhabituel pour les écrivains d’être mal à l’aise devant leur premier livre. Surtout quand il a attiré l’attention et qu’il cristallise une certaine image à laquelle on ne s’identifie pas (lâchez-moi le néo-terroir, je viens des ruelles de Rosemont. Voyez donc ce magnifique shooting urbain!). On évolue comme auteur, comme individu, comme parent, comme ami, comme amoureux, des chemins bifurquent et on regrette notre naïveté passée, la société évolue elle aussi autour de nous, et les livres, tant dans le texte que dans le hors-texte, sont témoins de vies antérieures qu’on aimerait parfois ne pas avoir vécues. Mais il y a aussi dans Atavismes des histoires qui comptent parmi mes préférées, celles qui traitent du désarroi devant la paternité, devant le cours du monde. Je ne crois pas m’être jamais approché à nouveau, dans l’écriture, d’une détresse telle que dans «Peur pastel». Ce cours du monde, non seulement est-il une source inépuisable, mais son débit augmente sans cesse. Imaginez tout ce qu’il reste à écrire à l’homme fondamentalement pessimiste que je suis. Atavismes est en quelque sorte le devis qui me montre quoi faire et ne pas faire, c’est aussi décourageant que précieux. Et même si ce premier livre est boiteux par moments, c’est mieux que d’avoir publié les vers que j’écrivais compulsivement à l’époque où je me croyais poète. De cela, on peut tous être soulagés. Quoique ça m’aurait peut-être épargné ce dossier à mon sujet…

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