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Des poèmes qui débordent du livre

Des poèmes qui débordent du livre
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Des poèmes qui débordent du livre Sébastien Dulude C’était en octobre 2005, dans un Zénob enfumé des grands soirs1, pendant le Festival international de la poésie de Trois-Rivières. Le off de minuit venait de sonner: Yves Boisvert allait partir le bal en chantant La complainte du Saint-Maurice tout en haranguant le public, José Acquelin réciterait quelques Mexiquatrains, suivraient Jean-Marc Desgent, Christine Germain, Kim Doré, Guy Marchamps, de même que les poètes les plus aventureux parmi les invi- tés internationaux… Un fameux soir.

Puis, quelque part dans ce déroulement aussi fou qu’improvisé, Jean-Paul Daoust avait lu Je danse. C’était lu, mais c’était bien plus que ça: c’étaient des phrases de musique, des mouvements de parole. C’était un transport qui avait emporté tout l’auditoire, en liesse. Je venais d’assister à ma première performance de poésie.

J’allais revoir Jean-Paul performer ses textes maintes fois au fil des ans. Chaque fois, le poète trouvait la juste musique du corps par laquelle les poèmes embrassent l’espace pour mieux déplier leurs ailes, la voix de tête, légèrement chevrotante de Jean-Paul les teintant de vulnérabilité et d’abandon, tandis que ses r roulés si caractéristiques leur procurent des habits fantasques. Les lunettes fumées, le foulard de soie, les pas, les hanches, les épaules, la main libre qui ondule: autant d’éléments d’une partition plus complexe qu’il n’y paraît. Ajoutons enfin la scène, l’éclairage, l’interaction ludique avec le public ou la gravité de son silence; le moment, en somme. Tous ces éléments, soigneusement (ou instinctivement) étudiés par le poète-performeur, font partie intégrante du poème qui agit devant nous, qui tire une part de sens supplémentaire du hic et nunc de sa performance.

D’une manière analogue, des poèmes qui investissent l’espace de la page et du livre de manière forte, parfois faisant fi des conventions de lisibilité, tirent parti de cet effet de rupture pour créer un contexte de lecture indissociable des textes. Cette expérience visuelle, tactile, sensorielle du texte, c’est le milieu, le médium, dans lequel il s’actualise et offre du sens.

Or, tous les poèmes ne se prêtent pas à la performance. Cette dernière représente un écrin formel parmi d’autres, comme le livre, la radio, le mur d’un édifice, le graffiti d’une toilette de bar2. Tous les poèmes n’ont pas besoin d’un espace neuf et créé sur mesure; la plupart s’accommodent d’une bonne vieille page, qu’on lira du haut vers le bas et de gauche à droite. Le lecteur connaît son chemin, il fera le travail.

Plus encore, tous les poètes ne se prêtent pas à la performance: il faut être fondamentalement animé d’une vision transdisciplinaire de la poésie pour s’y risquer.

«Pour flyer / c’était flyé» (Oui, cher)

Daoust trouvera chez Jean Leduc, l’animateur des excentriques et narquoises éditions Cul Q, un partenaire idéal pour expérimenter des formes visuelles du texte et du livre peu courantes. Paru en août 1976, Oui, cher a des allures de contravention par son format vertical très étroit et offre aux premiers lecteurs du poète un exercice d’endurance qui sied à merveille au délire ininterrompu d’un rêve de vampire. Devant le pullulement d’informations sur la page, l’œil s’y perd nécessairement, une déstabilisation qui participe du propos fiévreux du texte.

Suivra en mars 1977 le livre-objet culte Chaises longues, un ensemble de douze cartes postales subverties en récits de vacances moqueurs: «On est arrivés sains et saufs. […] On a mangé du rosbeef [sic] dans l’avion! […] Tout est bien. […] Cependant, il faut cacher les chaises longues.» / «Ça niaise en criss. On attend un ouragan. Tanné du rhum.» Riches en détails hilarants, triviaux ou troublants, les cartes sont non paginées, et leur verso est conçu pour pouvoir être adressé et oblitéré par la poste, créant là une autre potentialité de débordement du texte dans l’espace public.

En marge du catalogue officiel des publications de l’auteur, il faut noter la parution confidentielle (soixante exemplaires numérotés et signés), en décembre 1977, de L’éventail jaune, un bref ouvrage rédigé à quatre mains par Jean-Paul Daoust et Claude Beausoleil, illustré de deux photographies de Madeleine Monette en couverture. Tapés à la machine et polycopiés 3 à l’encre bleue sur des pages blanches, jaunes et roses, de façon totalement DIY, les textes sont en phase avec le formalisme littéraire pratiqué à la même époque aux Herbes rouges et à La barre du jour: «L’HEURE EST SÉMANTIQUEMENT ROSE».

Avant de s’installer pour un temps à l’adresse des Écrits des Forges de Gatien Lapointe, Daoust fait paraître en 1981, aux Ateliers de production littéraire de la Mauricie, animés par Lapointe, un recueil qui marque un pivot dans sa trajectoire: Portrait d’intérieur. S’éloignant de la «poésie du signifiant» formaliste et embrassant résolument l’intimité comme territoire poétique (contre une certaine poésie du social), Portrait d’intérieur consolide une démarche extralittéraire qui n’a pas échappé à Lucien Francœur:

[J]’attendais toujours de Jean-Paul Daoust le livre qui viendrait étaler toute cette essouflante [sic] folie de vivre que je lui connaissais et dont il rendait magistralement compte lors de ses performances poétiques où il ne manquait jamais d’amener le public à une sorte de catharsis par le biais du rire aux larmes. Il y avait là toute la dimension d’un délirant théâtre dionysiaque, entre Johnny Rotten et Frank Sinatra, Tremblay et Ionesco4.

Si Portrait d’intérieur ne mise plus sur un dispositif visuel complexe, il nous gratifie néanmoins d’un flamboyant centerfold rose où un Jean-Paul, très sexy bien qu’un peu harassé, verre et bouteille de champagne dans son étreinte, est photographié nu-cul sur une peau de zèbre – une ravissante mise en scène, à n’en pas douter, qui contribue à déployer l’univers intime, derrière les portes closes et une fois la fête terminée, dans lequel se jouent nombre de ses écrits.

Mais surtout, plusieurs de ces poèmes, résolument tournés vers l’oralité5, annoncent un des aspects qui distinguera Daoust de ses contemporains: sa capacité à écrire pour la scène et à rendre ses poèmes vivants.

«IN SEARCH OF AN OPERA OF ETERNITY» (Black Diva)

Dans une série d’entretiens avec des poètes montréalais (tant anglophones que francophones) de l’oralité, publiés dans l’ouvrage Impure, Daoust confie: «La façon qu’on les lit [les poèmes], la voix qu’on a, le corps qu’on a, tout devient une mise en scène, malgré nous. Et moi, j’aime bien en être conscient, et pousser cette idée6.» Non seulement en est-il pleinement conscient, c’est aussi pour lui parfaitement naturel, et lié à notre culture nord-américaine: «Pour moi, c’est une mentalité qui est très américaine, de faire swinger le texte, le rendre vivant, le rendre live7

Au fil de ses publications, dont le rythme s’accélère dans les décennies 1980 et 1990, Daoust fait ainsi régulièrement usage de formes textuelles qui sous-tendent l’oralisation des textes pour leur performance sur scène.

Dans Les lèvres ouvertes, la longue liste de qualificatifs des lèvres, attribuées à une pléthore de personnalités («Les lèvres homophobes de Normand Brathwaite […] Les lèvres incroyables de Jésus»), suggère d’un coup d’œil une litanie inachevée, que Daoust a performée emballé dans une très longue bande de papier, sur laquelle étaient imprimées ses lèvres du moment, lui permettant d’improviser leur répartition et leur cadence. Dans un autre registre, des vers amples et réguliers portent, implacables, Les cendres bleues pour créer un effet d’une insoutenable douleur et beauté. Sur scène autant que sur la page, «le texte était important, mais tout l’emballage visuel qui l’entourait lui donnait des allures de performance sur la feuille8.».

Autre stratégie performative visuelle, les vers syncopés et disposés librement sur la page – rappelant l’incontournable Un coup de dés jamais n’abolira le hasard de Mallarmé – animent la Suite contemporaine et le célèbre L’Amérique, qui a également donné lieu à des performances mémorables où Jean-Paul déclamait presque en blasphémant ce texte d’amour-haine envers nos belliqueux mais irrésistibles voisins du sud.

Aujourd’hui, après la publication de six tomes (!) des Odes radiophoniques, qui ont propulsé Daoust au rang de vedette de la littérature québécoise, il est pratiquement impossible de lire son œuvre sans entendre la voix de son auteur. C’est là un accomplissement remarquable, lorsqu’on pense que des écrivains chercheront leur propre voix une vie durant. S’il faut convenir que toutes les odes n’ont à l’évidence pas la même force de frappe – rappelons qu’il s’agit d’une commande hebdomadaire de la radio d’État sur une période de plus de dix ans! –, elles possèdent un indéniable magnétisme intrinsèquement lié à leur vitalité, à leur attrait pour le risque et à leur spontanéité. Elles ne connaissent pas, à cet égard, d’équivalent dans la littérature contemporaine d’ici.

Je l’ai mentionné plus tôt: la performance est un jeu dangereux. Une performance mal calibrée peut avaler un poème autant que le récuser. Jean-Paul trouve l’équilibre entre apparat et attention, entre amplification de sa présence et intimité du propos. Sous les projecteurs ou dans le silence des livres, les textes de Jean-Paul font écho à une vie qui pulse jusque sur nos corps.

Manifestement, Jean-Paul Daoust est de ces poètes qui débordent, pour notre plus grand plaisir d’être en vie.

 


Sébastien Dulude est poète, critique et éditeur. Il a consacré sa thèse de doctorat (UQTR, 2017) aux dispositifs performatifs du texte poétique de contre-culture québécoise. Il a fait paraître trois recueils de poésie et livré de très nombreuses performances au Québec et à l’international. Il a été récipiendaire du prix Jean-Lafrenière-Zénob du Festival international de la poésie de Trois-Rivières en 2015.

  • 1.  Le café-bar Le Zénob, situé à Trois-Rivières, est, jusqu’à ce jour, le lieu principal des activités du Festival international de la poésie de Trois-Rivières depuis sa fondation en 1985.
  • 2.  Le plus célèbre graffiti de toilette du Zénob est une citation de Jean-Paul Daoust: «Un rien m’habille, un moins-que-rien me déshabille.» Pas de meilleur écrin pour ce poème qu’une porte de toilette pour hommes en région!
  • 3.  La polycopieuse permettait la reproduction de documents par transfert d’encre à l’aide d’une solution à base d’alcool.
  • 4.  Lucien Francœur, «Jean-Paul Daoust: Portrait d’intérieur», Lettres québécoises, no 23, automne 1981, p.77. (Je souligne.)
  • 5.  Le musicien Mathieu Bérubé a d’ailleurs utilisé le poème «Chanson», de Portrait d’intérieur, pour en faire une pièce rebaptisée Fettuccine en 2021.
  • 6.  Victoria Stanton et Vincent Tinguely, Impure, Reinventing the Word: The Theory, Practice and Oral History of Spoken Word in Montreal, Montréal, Conundrum Press, 2001, p.92.
  • 7.  Ibid., p. 11.
  • 8.  Ibid., p.128.
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