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Des femmes assassinées

On le réalise de plus en plus: on devrait se souvenir des noms des victimes plutôt que de ceux des assassins. Grâce au plus récent livre de François Blais, on n’oubliera jamais celui de Mélanie Cabay.

Thématique·s
Récit

On le réalise de plus en plus: on devrait se souvenir des noms des victimes plutôt que de ceux des assassins. Grâce au plus récent livre de François Blais, on n’oubliera jamais celui de Mélanie Cabay.

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J’ai longtemps regardé de haut les médias qui faisaient la part belle aux faits divers qui, pensais-je, ne nous apprennent rien de la société dans laquelle on vit. Puis les femmes autochtones assassinées, toutes les autres disparues; les féminicides trop couramment nommés «drames conjugaux». Un jour j’ai compris que lesdits «faits divers», lorsqu’ils s’accumulent, racontent plutôt les penchants sombres de notre société, qu’ils en disent peut-être plus sur ce que nous sommes que ce que l’on voudrait bien admettre, collectivement. Alors quand, en 2018, François Blais consacre un livre à Mélanie Cabay, assassinée en 1994 et dont le crime n’a jamais été résolu, c’est un peu à tout ça qu’il fait écho.

1994

L’année 1994 est celle du génocide rwandais, du décès de Kurt Cobain et du meurtre par O. J.Simpson de sa compagne. L’année où «The Sign, du groupe suédois pop Ace of Base, [est] couronnée chanson la plus populaire de l’année par Billboard»; où la série 4 et demi… prend l’antenne pour la première fois.

C’est aussi l’année où François Blais, en sabbatique après un an en traduction à l’Université Laval, «écrivait des petites histoires idiotes qu’[il] conservai[t] dans un cartable gris» et jouait à Final Fantasy III sur sa console NES: «À l’été 1994, je réfléchissais à un tas de choses, mais certainement pas à ce que je voulais faire de ma vie. J’avais déjà secrètement décidé que je ne ferais rien du tout.»

Cet été-là, donc, dans le journal du 25juin 1994, une photo attire l’attention du jeune homme: une fille de dix-neuf ans, Mélanie Cabay, est disparue dans le quartier Ahuntsic. Elle sera découverte à Mascouche le 5 juillet: «Couchée sur le ventre, nue à l’exception des chaussettes, elle était partiellement enfouie sous un tas de bardeaux.» Son meurtrier, lui, ne sera jamais retrouvé.

Une ressemblance avec des gens qu’on connaît, la proximité géographique: pour toutes sortes de raisons, certains drames, certaines victimes, se gravent dans notre mémoire pour longtemps. Pour François Blais, cette personne-là, c’est Mélanie Cabay: «L’image de Mélanie Cabay m’est sans cesse revenue à l’esprit, de loin en loin, au cours du dernier quart de siècle. J’ai longtemps espéré ouvrir le journal et lire le gros titre suivant: “L’assassin de Mélanie Cabay arrêté”.»

Un livre sur Mélanie Cabay est une œuvre hybride mais pas éparpillée, disparate mais magnifiquement cohérente: elle retrace l’effort de l’auteur pour brosser un portrait de la courte vie de la jeune femme, elle jette un regard lucide et détaillé sur le microcosme amical qui se déployait autour de François Blais à l’été 1994; et l’auteur enquête, comme il peut, sur l’identité du meurtrier de la jeune femme, parce que «les journalistes et les simples amateurs de faits divers raffolent des théories unificatrices pour expliquer les meurtres non résolus». Blais sait tourner en dérision ses travers lorsqu’il parle de lui,
puis tout de suite après, faire preuve de beaucoup de dignité lorsqu’il raconte l’histoire de la victime. Le livre soulève des tas de questions auxquelles il n’offre pas de réponse, mais que l’écrivain explore de manière honnête: «Qui a tué Mélanie Cabay? Comment pourrais-je le savoir? Je ne suis qu’un épais avec une connexion Internet.»

Après avoir exploré plusieurs genres dont le roman épistolaire, la biographie, le journal, François Blais offre ici son œuvre la plus personnelle. L’auteur n’est vraiment pas avare de détails: les noms de ses amis, de ses blondes, ce qu’il volait à l’étalage pour se payer une entrée au cinéma, ce qu’il écoutait, lisait, tout est minutieusement consigné. Pourtant, cette incursion naturaliste dans les sous-sols des jeunes adultes de Grand-Mère raconte une histoire plus grande que lui, celle de tous les drames qui passionnent les populations quelques jours ou semaines avant de tomber dans l’amnésie collective.

Une écriture singulière

Si tu étais morte six fois à la seconde en Afrique au lieu de mourir une seule fois à Ahuntsic, si tu avais été huit cent mille Tutsis plutôt qu’une petite blanche de la classe moyenne, ce sont des types du calibre de Gil Courtemanche ou Jean-Christophe Ruffin qui écriraient des livres sur toi, Cabay. Des gars des ligues majeures. Tu vas dire que ça te fait une belle jambe et je suis d’accord: il aurait été préférable que tu ne meures pas du tout et que jamais personne n’écrive de livre sur toi.

La modestie de François Blais nous éloigne ici de la vérité. Parce que son écriture directe, sans fioritures, un peu baveuse parfois, juste assez détachée, fait désormais partie des voix contemporaines qui se distinguent. Mieux, avec ce récit si personnel, il prend part à une grande discussion collective aussi essentielle que douloureuse, y ajoutant sa singularité, nécessaire. Des semaines après avoir refermé le livre, celui-ci m’habite encore. Et si je n’ai aucun souvenir de ces événements de 1994 je sais désormais que je me souviendrai toujours, moi aussi, de Mélanie Cabay. ♦

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François Blais
Québec, L'instant même
2018, 128 p., 19.95 $