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Cet été, à Tadoussac, j’ai assisté au concert d’un musicien écrivain que j’admire infiniment, et j’ai vu la salle se vider aux deux tiers tandis qu’il chantait, persévérant fièrement dans son rock sombre et intelligent, en regardant se lever des spectateurs venus écouter Stéphanie Boulay, qui avait (maladresse de programmation) chanté en première partie. Cette soirée pénible m’a rappelé un spectacle auquel j’avais assisté enfant, dans le théâtre de mon père: alors qu’on jouait une pièce contemporaine un peu crue, un couple s’était levé au premier rang et avait quitté la salle. Dans une pièce exiguë, ce genre de départ ne peut être qu’ostensible et résonner comme un statement. J’étais horrifiée devant l’affront que ces spectateurs malpolis infligeaient à mon père et à son art (c’était la plus proche expression du sacré, dans le champ des valeurs laïques qu’on m’avait enseignées). À la fin du spectacle j’allai, anxieuse, voir comment mon père prenait la chose. À ma grande surprise il s’en réjouissait presque: on les a dérangés! C’est parce que c’était fort, qu’ils sont partis. C’était sans doute la mission d’un théâtre d’avant-garde, audacieux et sans compromis. Le gentil couple bourgeois qui avait pensé faire une activité sociale valorisante en allant au théâtre en avait été pour son compte. Mon père n’y voyait pas d’inconvénient. «Sans la liberté de blâmer il n’est point d’éloge flatteur.» Il eut à me rappeler souvent cette devise de Beaumarchais lorsque, l’année de mes vingt ans, je m’attirai les foudres d’une bonne partie de la presse française pour un roman qui, c’est peu dire, dérangea. Il est si désagréable de déplaire. Je n’aime pas le conflit, ma susceptibilité me permet de retenir les pires critiques et de presque oublier les bonnes… Mon combat a longtemps été d’affronter les monstres qui surgissaient dans l’écran de mon ordinateur pendant l’écriture, sous les traits de mes plus virulents détracteurs. Une sorte de surmoi esthétique médiatisé par autrui.

Quand j’écris, j’essaie de ne pas penser à ce que diront les autres, de ne rien changer en fonction du déplaisir que pourra me causer leur jugement. J’y parviens au moment de l’écriture, le plus souvent. Mais à la relecture, je cesse soudain d’écrire pour un lecteur idéal, complice, empathique, et le spectre de la critique surgit. Alors je me ligote les mains pour ne pas me censurer, pour ne pas envisager trop précisément ce que tel ou tel en dira. Ne pas envisager les armes qu’ils se feront contre moi avec mes mots, ces passages que l’on extrait du texte et qui sont du bois pour les flèches. Je me dis parfois que si j’ai du mal à assumer un passage, c’est peut-être qu’il est important de le conserver. Je ne voudrais pas écrire dans un roman ce que je peux dire à mes collègues entre deux portes. Je ne voudrais pas plier devant la menace du regard d’autrui, céder au politiquement correct et au chantage affectif.

Je me relis avec la malveillance la plus acérée, pour ne pas risquer d’être surprise lorsqu’elle viendra d’ailleurs. Un long entraînement me rend très performante à cet exercice d’anticipation. Mais chacun son travail: certains créent, d’autres jugent. Tous les jugements sont légitimes. C’est le jeu: publier un livre, c’est le confier au regard d’autrui. Michel Leiris voulait s’exposer dans une littérature qui serait pour lui le même risque, la même blessure que la corne du taureau pour le torero. La corne littéraire a besoin du lecteur pour matérialiser sa pointe, son tranchant.

Il m’arrive aujourd’hui de jouir de ce tranchant. Jouir de déplaire, c’est comme rire jaune, le plaisir est limité… Mais le consensus est une pauvre chose. En art, la mollesse est pire que l’échec. Blanche Gardin résume: «Je ne suis pas en train de vous vendre un produit, je ne suis pas en train de tenter de vous satisfaire.»

Les seules fictions qui ne dérangent personne sont celles qui sont écrites par plusieurs cerveaux, industriellement, comme un aliment transformé et dopé aux conservateurs et aux agents de saveur pour répondre aux besoins déjà existants du consommateur tout en le prolongeant dans son état d’abrutissement et de dépendance. Les séries produites par Netflix sont aussi délicieuses que les lasagnes surgelées de mon enfance dans lesquelles on a fini par trouver de la viande de cheval.

À l’heure du care et du confort, déplaire — pire: déranger — requiert du courage. Faut-il encore en avoir la possibilité, c’est à-dire une conviction à défendre et une autonomie financière.

En 1907, Alfred Jarry dut interrompre Ubu roi au bout de trois représentations tant sa pièce déplaisait au public. En 1959, le critique du Figaro Jean-Jacques Gautier prétendait que dix ans plus tard tout le monde aurait oublié Ionesco. Jean Anouilh jouait dans une petite salle qu’il peinait à remplir. L’histoire de l’art est pleine de visionnaires impopulaires. Si l’on n’avait dû produire que des œuvres satisfaisantes, répondant aux critères et aux «évaluations» du public, les avant-gardes auraient-elles fini un jour par déborder des marges?

«Nous vivons dans des sociétés mafieuses et démocratiques où le courage n’est plus enseigné», écrivait la philosophe Cynthia Fleury, dans La fin du courage (Fayard, 2010). Les soirs d’élections, je me demande souvent ce qui distingue démocratie et démagogie, et ce que les artistes peuvent pour faire entendre la nécessaire primauté du collectif sur l’individu, eux qui sont si souvent tournés sur eux-mêmes, à leur écoute prioritairement — je ne prétends pas mieux faire.

En politique comme en art et en littérature, le courage de déplaire fonde l’acte juste. Le courage d’annoncer: je ferai cette réforme impopulaire parce que je la trouve juste. Le courage de proposer des formes (et des sujets) impopulaires fonde l’artiste. Le courage, qui fut celui d’un Jérôme Lindon ou d’un Paul Otchakovsky-Laurens, de publier des textes que personne ne voulait (encore) lire. C’est à garantir cette liberté-là que devraient servir les politiques culturelles, c’est-à-dire les financements d’État: donner aux artistes et aux industries culturelles la liberté de chercher. Assurer aux arts impopulaires, par un filet de sécurité financier, de pouvoir exister afin qu’ils aient une chance de ne plus l’être un jour. Les aides du gouvernement ne servent pas à produire ce qui peut exister sans leur soutien, mais à autoriser le courage de déplaire: ne pas réduire à la marginalité les artistes qui expérimentent. Dans un autre temps, Alfred Jarry est mort seul et miséreux. Mais nous avons la chance de vivre dans un autre temps. N’est-ce pas ? ♦

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