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De noir et de rose

À l’heure où les disparitions de jeunes filles hantent l’actualité québécoise, le roman noir de Christian Giguère résonne d’un écho étrangement opportun.

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À l’heure où les disparitions de jeunes filles hantent l’actualité québécoise, le roman noir de Christian Giguère résonne d’un écho étrangement opportun.

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À partir de mai 2017, David Lynch faisait paraître sur la chaîne américaine Showtime les dix-huit derniers épisodes de sa télésérie culte Twin Peaks, qui s’était interrompue en 1992 sur les paroles prophétiques du fantôme de Laura Palmer — jeune fille all-american dont l’assassinat entraîne toute une communauté dans les dédales mélodramatiques d’une enquête policière aux exhalaisons de soap opera: «I’ll see you again in 25 years.»

Si l’esthétique néo-noire du réalisateur a séduit toute une génération, Christian Giguère fait d’emblée du récit lynchéen le code source de son héroïne, Kat Vandale. Incarnation de toutes ces adolescentes fugueuses, enlevées et assassinées au Québec au cours des dernières années, de toutes ces jeunes filles de bonne famille sombrant dans l’univers de la prostitution, elle fait surgir, par le trou que laisse l’événement de sa disparition dans le roman, une profusion de signes, de tropes et de clichés qui se superposent à l’artifice de son nom, Kat Vandale.

Quelque part en Amérique du Nord

C’est l’histoire d’une jeune fille disparue. Le mystère de son absence met au jour les intrications du crime organisé et de la politique québécoise, alors que son amie, son pimp, ses clients, son professeur de littérature et amant, se mettent à sa recherche.

Dans un univers qui se déplie à l’aune de la fatalité, où la corruption, l’exploitation et la violence sont les seuls rapports qui font loi, La disparition de Kat Vandale donne à penser une postmodernité qui arrime une théorie du complot tout américaine à une culture à la mode française. En cela se circonscrit peut-être la spécificité d’un imaginaire criminel québécois, alors que les personnages de gangsters de Rivière-des-Prairies — qui sont taillés à l’image tantôt du rappeur Tupac, tantôt du mafioso Michael Corleone — côtoient des jeunes filles des banlieues capables de disserter sur les œuvres de Michel Tournier et Baudelaire, leurs faux sacs Hermès au bras.

À cet égard, Laura la voisine agace, titre du film porno dans lequel Kat tient la vedette, où elle exprime son «don pour les poses vicieuses» et son «magnétisme ahurissant», cristallise sans doute l’ambition d’accommoder le phénomène white trash aux saveurs locales. Ce film, se superposant à la vidéo du viol collectif de la protagoniste, est l’occasion d’un choc des cultures, où les Franco-Québécoises, les racketteurs haïtiens et le crime organisé sicilien sont liés par la sémiotique du capitalisme avancé. La cryptomonnaie sert ainsi à la transaction de fred_hampton69 sur Garmonvozia, plateforme de diffusion entretenue par un producteur de porno qui écrase ses mégots dans «un petit cendrier moulé sur la vulve de Jenna Jameson».

Cryptologie d’une intrigue

L’absence de Kat se retrouve dès lors compensée par l’extrême visibilité des objets, des références et des codes culturels:
les allusions à Twin Peaks se doublent de celles à Vandal Vixen, la reine de l’éjaculation féminine; la biographie d’Andy Warhol répond à un documentaire sur Ken Burns; le champagne Cristal accompagne la prise de MDMA; la chanson Lone Me a Dime de Boz Scaggs est mise en écho avec la technopop de Grimes. Chacun des personnages porte ainsi sur lui, avec lui, le nom d’un artiste, d’un livre, d’une pièce musicale fétiches, définissant une mosaïque qui se déploie alors que chaque prénom succède à un autre au fil des chapitres de ce roman polyphonique.

Il semble toutefois que leur caractère tout en surface ne trahisse l’uniformité et la superficialité de l’écriture de Giguère. «Mario Groulx se sentait comme son idole, Richard Blass dit “Le Chat”. Une voix masculine dans sa tête lui criait: You’re the man!», lit-on dès les premières lignes. Tel un présage qui porte une ombre sur la lecture, à l’instar de cette voix dans la tête de Mario, une narration monolithique s’impose chez chaque personnage et peine à se moduler et à prendre le pli de la diversité des points de vue.

Les icônes culturelles et nationales qui, dans leur subversion, constituent le génie tant prisé de David Lynch, ne sont que purs fétiches dans ce roman. La dissonance du style et le kitsch perdent leur horizon esthétique et le ton tapageur, associé à l’évidence des dialogues, a un effet irritant pour la lectrice ou le lecteur qui y trouvera tantôt une certaine complaisance dans le name dropping, tantôt un didactisme bien-pensant. Si les signes et les nombreuses références artistiques auraient pu être utilisées pour crypter le récit, ajouter au mystère, ici, elles trivialisent et désamorcent l’intrigue. Pas de suspense pour cette histoire dont la clé aurait pu être moins hasardeuse.

Néanmoins, La disparition de Kat Vandale, où le rose des filles file dans le noir d’un climat sordide et scabreux, a cette capacité de saisir un momentum de l’actualité québécoise. ♦

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Christian Giguère
Montréal, Héliotrope
2018, 208 p., 21.95 $