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De corps et de paroles

La Galerie de l’UQAM réussit un coup de maître avec ce catalogue qui réunit les qualités de l’essai, du tract et de l’objet esthétique.

Beau livre

La Galerie de l’UQAM réussit un coup de maître avec ce catalogue qui réunit les qualités de l’essai, du tract et de l’objet esthétique.

Détourner les forces en puissance par un geste, des mots, un désir; réveiller aussi nos mémoires; convoquer ces nouvelles énergies ayant à «charge d’organiser, malgré tout, nos résistances et espérances politiques». Sur ma table de travail, au hasard des pages, Simone Weil, dans L’Iliade ou le poème de la force: «Du pouvoir de transformer un homme en chose en le faisant mourir procède un autre pouvoir, et bien autrement prodigieux, celui de faire une chose d’un homme qui reste vivant.»

Tant de rencontres se profilent et m’accompagnent pendant et après ma lecture de ce catalogue qu’est Le soulèvement infini, publié par la Galerie de l’UQAM, et qui me font croire que ces vivants, par le biais de l’art, «des émotions collectives, des évènements politiques en tant qu’ils supposent des mouvements de foules en lutte», se dé-chosifient et tendent à devenir immortels, qu’à jamais nous entendrons l’écho de leurs voix et de leurs poings levés au ciel, suggérant que l’espoir n’attend que d’être réinventé.

Porter le monde

Comme s’il revenait d’une manifestation particulièrement mouvementée, le livre est à mon grand étonnement abîmé (intentionnellement, je vous rassure). La photographie noir et blanc représentant un bâtiment à l’allure brutaliste, dont les fenêtres crachent des centaines de morceaux de papier recouvrant le sol, a subi une altération — déchirure courant de gauche à droite sur la partie supérieure de la couverture —, dévoilant sur la page suivante le titre de l’ouvrage. Une fonte simple, carrée, rappelle les injonctions godardiennes sur les cartons de ses films. Un rouge, particulièrement féroce et omniprésent, colore la quatrième de couverture, la page titre des essais et une gamme de détails allant des sous-titres jusqu’aux notes.

Bien que je n’aie pu visiter cette exposition, il est permis de croire que le catalogue prend admirablement son relais. Instiguée dans un premier temps à Paris par le philosophe et historien de l’art Georges Didi-Huberman, l’exposition transdisciplinaire, codirigée ici par Louise Déry, couvre «les questions de désordres sociaux, d’agitations politiques, d’insoumissions, d’insur-rections, de révoltes, de révolutions, de vacarmes, d’émeutes, de bouleversements en tous genres».

Précédé de textes introductifs pertinents et captivants, l’ouvrage présente ensuite les œuvres en cinq «champs» («Par éléments», «Par gestes», «Par mots», «Par conflits», «Par désirs») et leur rencontre offre des juxtapositions riches de sens. Par le biais de vues d’installation assez réussies, ces œuvres persistent à résonner jusqu’à nous. La partie essayistique, titrée «Entendre, Dialoguer», d’une acuité et d’une finesse exemplaires, permet de prendre conscience de l’ampleur du projet: elle nous rend témoins d’une pensée poétique «qui ne voudrait pas dire "loin de l’histoire"». Les essais auraient ce mérite, plus que de «changer la vie», de la (re)passionner, en nous accompagnant et en nourrissant notre besoin de «se retirer de la mort politique, c’est-à-dire de se déprendre du pouvoir». L’intérêt des textes tient possiblement au fait qu’ils souscrivent au mot de Maurice Merleau-Ponty, que Didi-Huberman aime citer, stipulant que toute analyse qui démêle rend inintelligible. N’abordant pas directement l’exposition, dans une tactique toute reverdyenne, optant pour des rapports «lointains et justes», les essais empruntent des chemins en périphérie et parviennent à s’ouvrir au lecteur, à soutenir les œuvres et à créer des pistes de réflexion fertiles. Plus prosaïques, les résumés d’un colloque et d’une journée d’étude terminent cette partie. Bien que nécessaires et intéressants, ils ne sont pas animés du même feu que le début de l’ouvrage. La section «Fédérer, Re/Tracer», qui achève le catalogue, comprend pour sa part les plans d’expositions, la liste des œuvres et les remerciements.

À qui le tract?

Ce livre dialogue habilement et fermement avec cette «brèche béante dans la société actuelle», offrant ainsi un îlot de résistance. C’est une réflexion sur le pouvoir, pouvoir que l’on voudrait tant croire désincarné, mais qui se nourrit de nos peurs, de notre mutisme, de notre stupeur. C’est un livre-carrefour nourri d’intelligence, d’empathie, d’art, bien sûr, et de discours politiques. Il possède la force et l’efficacité d’un tract, l’intelligence et la fougue que l’on désire tant dans un essai, sans renier les qualités matérielles d’ordre esthétique. Bref, tout le contraire d’un essai tablette calqué sur le temps qu’il fait. Dynamique, défiant le «temps capitalisé», il provoque une multitude de réflexions dans divers champs d’action et nids de revendications sociales. Ultimement, il attise le désir de porter le monde au bout de sa voix. ♦

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Article au format PDF
Georges Didi-Huberman, Louise Déry
Montréal, Galerie de l'UQAM
2019, 317 p., 40.00 $