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Dans la peau du tambour

Dans la peau du tambour

Joséphine Bacon continue de raconter en poésie sa vision du monde, apprise dans le Nord, et l’héritage qu’elle veut transmettre.

Poésie

Joséphine Bacon continue de raconter en poésie sa vision du monde, apprise dans le Nord, et l’héritage qu’elle veut transmettre.

Tôt ce matin, dominant la baie des Chaleurs, j’apercevais de ma galerie une petite barque à moteur électrique comme il en passe parfois. Elle longeait lentement la côte avec à son bord deux pêcheurs micmacs qui jasaient en anglais dans le silence du matin, dans l’immensité bleue du jour, tâchant d’attraper les maquereaux, les plies ou les truites de mer qu’ils espéraient rapporter à la maison. Autrefois, ils appelaient cette baie Maoi Pôgtapei, «baie par excellence».

J’ai pensé alors à Joséphine Bacon, que je m’apprêtais à lire. J’aurais bien voulu lui montrer ce tableau idyllique. Innue de Pessamit, elle aurait sûrement trouvé les mots qu’il faut pour toucher le cœur de ces hommes, ces habitants d’une réserve où, il faut le dire, la pratique quotidienne de la langue des ancêtres a presque disparu. De quoi auraient-ils jasé? Du poisson et de la mer? Des deux rivières Cascapédia, la petite et la grande, si proches qu’on pourrait presque les toucher? Ou de la vie tout simplement, d’une manière d’être et d’agir étrangère aux citadins? Ils auraient peut-être parlé d’un mode d’existence sur lequel se calque parfois le nôtre, celui des Blancs de la baie: grâce aux Micmacs, nous savons depuis des centaines d’années ce qu’il faut cueillir, chasser et pêcher par ici. Certains jours, on est tous un peu autochtones, et ils sont tous un peu blancs. La reconnaissance des cultures autochtones explique peut-être en partie ce phénomène: elle soulage les esprits et favorise l’échange.

Si Joséphine Bacon choisit de mettre en lumière le versant positif de son existence, ce n’est sûrement pas étranger au fait qu’elle possède encore sa langue maternelle, puisqu’elle l’écrit et l’enseigne depuis longtemps. Le lecteur a ainsi sous les yeux une écrivaine accomplie, une femme qui, plutôt que de décrire la déperdition, la déculturation et les mauvais traitements, affirme dans un court prologue qu’elle veut «être poète de tradition orale, parler comme les Anciens, les vrais nomades». Il faut donc lire sa poésie comme une transcription de sa parole.

Rêver le monde

Sachant que l’univers qui l’entoure est voué à la transformation, Joséphine Bacon s’inscrit elle-même dans un cycle: «Tout tourne/C’est à mon tour». Voilà une vision du monde très différente de celle des Blancs, obsédés par la permanence et vivant dans l’illusion de leur infinitude. L’imagination fournit alors l’énergie nécessaire à la tâche que se donne la femme: «J’avance dans mon songe/Sans fatigue». Bacon possède un don merveilleux, celui de s’imprégner (par la mémoire, puisqu’elle vit à Montréal) des éléments qui l’ont entourée dans le Nord. Elle s’intègre à la nature qu’elle découvre dans la ville, qui à son tour la traverse comme un rêve odorant, et c’est ainsi que vivre devient un échange. Même au parc Molson, elle s’abandonne à la joie du souvenir: «Je ne peux m’empêcher de retourner/aux bruits que j’aime». À l’heure du pays rêvé, ce n’est pas le corps mais l’âme qui est «déshabillée». «Je vais au bout de la nuit/Pour trouver la meilleure version de moi», dira l’autrice. Prévalence du mystère, mémoire des instants heureux: Joséphine Bacon est peut-être elle aussi «un écrivain japonais».

Dans cette poésie écrite avec justesse et sans artifices, publiée en édition bilingue français/innu-aimun, Joséphine Bacon a l’intuition de ce qu’il faut raconter et la sagesse de comprendre qu’elle a un rôle à jouer dans ce récit. Elle ne construit pas son œuvre dans la sphère très cérébrale où s’écrit souvent la poésie. J’ignore si elle est une «autrice phare» du Québec, comme on la présente parfois. Mais, en cet après-midi où la mer, remontant la grève rocheuse, me récite la litanie de ses exigences, il me plaît de croire qu’elle est la plus rare et la plus précieuse. ♦

Auteur·e·s
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Joséphine Bacon
Montréal, Mémoire d'encrier
2018, 126 p., 17.00 $