Aller au contenu principal

Créer de nouvelles cartographies

La littérature anglo-québécoise et anglo-canadienne vient à nous, public francophone, par la traduction. Discussion avec quatre éditeurs québécois sur leur métier de passeurs.

Dossier

La littérature anglo-québécoise et anglo-canadienne vient à nous, public francophone, par la traduction. Discussion avec quatre éditeurs québécois sur leur métier de passeurs.

« Deux solitudes. » L’expression est galvaudée. Pourtant la frontière de la langue persiste à diviser les œuvres (artistiques, littéraires, musicales, théâtrales, cinématographiques, etc.) anglophones et francophones en dépit de la proximité géographique de leurs auteurs. Cela dit, cette ligne de plus en plus ténue peut être traversée, grâce, entre autres, à la littérature et à la traduction. « Prenez le plus récent Kathleen Winter dans lequel elle fait référence à James Wolfe (Onze jour en septembre, 2018) », explique Jean Bernier, éditeur chez Boréal :

On y trouve une vision de Montréal, de Québec et de la campagne québécoise qui est extrêmement juste. Si un francophone avait écrit sur ce personnage, ça n’aurait pas pu donner la même chose, car elle peut le faire de façon beaucoup plus décomplexée, de par son origine anglaise (elle est née en Angleterre). Et, évidemment, il y a Mordecai Richler qui a dépeint Montréal de façon merveilleuse. Même du côté francophone, c’est dur de trouver quelque chose qui traduit de façon aussi vrai l’esprit de cette ville.

M. Bernier voit dans la publication de ces traductions un geste de réconciliation entre ces fameuses solitudes.

C’est tout le contraire pour Mélanie Vincelette, des éditions Marchand de feuilles, pour qui ces deux visions du monde sont plutôt irréconciliables. Il faut dire que la singulière éditrice, élevée dans un milieu bilingue et par deux parents chacun issu d’une des cultures, a vu de près les blessures qui ont fait de ces deux univers des sortes de plaques tectoniques en constante friction. « Ce n’est peut-être même pas souhaitable », souligne-t-elle lorsqu’on évoque l’idée d’un raccommodement. Sa vision est beaucoup plus universelle. « Je crois qu’on doit connaître tous les auteurs qui vivent dans notre ville, même s’ils parlent chinois. C’est le strict minimum pour une vie intellectuelle riche et une véritable connaissance du tissu social. » Mylène Bouchard, chez La Peuplade, rejoint les propos de Vincelette. Pour elle, il faut aller au-delà de l’anglais. L’éditrice s’est même rendue au Salon du livre francophone de Beyrouth au printemps dernier d’où elle a rapporté plusieurs textes en arabe, dans l’espoir de mettre la main sur un auteur ou une autrice syrien·ne. La situation sociale et politique actuelle en Syrie engendre de nombreux écrits se faisant l’écho des terribles évènements qui s’y passent et, pour Bouchard, c’est l’occasion d’en apprendre plus sur l’Autre.

Pour une littérature du risque

Chez les éditeurs interrogés, on est unanime : c’est d’une œuvre ou d’un auteur qu’on s’éprend avant tout, peu importe la langue. Et c’est un peu se lancer dans le vide à chaque fois, qu’il s’agisse d’une traduction ou pas. « Je publie une littérature du risque et il faut toujours convaincre le public de tout, sinon il n’y a jamais rien qui se passe. Il faut le convaincre de s’intéresser à la littérature point. Ce travail-là, c’est la job numéro un de l’éditeur », affirme Mélanie Vincelette. « On se dit : si nous ne faisons pas ce travail de traduction là, les Québécoises et Québécois n’auront pas accès à ces titres. Et c’est ce qui nous motive ! On sait, quelque part, que le risque va nous sourire », explique Mylène Bouchard. Le jeu en valait la chandelle si l’on pense au succès du roman Niko de Dimitri Nasrallah qui a reçu un accueil plus que chaleureux de la part du public et des médias, sans oublier Homo sapienne de l’auteure groenlandaise Niviaq Korneliussen, qui a connu un succès sans précédent auprès du public québécois.

Soulignons que le risque est tout de même contrôlé avec le coup de pouce du Conseil des arts du Canada qui octroie des subventions pour les œuvres canadiennes traduites, montant qui peut aller jusqu’à 25 000 $ par traduction. Et l’aide est offerte tant aux éditeurs francophones qu’anglophones ou autochtones. D’ailleurs, fait intéressant, Dimitri Nasrallah, lui-même éditeur chez Véhicule Press, a tout récemment acheté les droits de L’avalée des avalés de Réjean Ducharme. Traduit par Madeleine Stratford, le livre paraîtra en anglais au printemps 2020 et, pour le défunt auteur, il s’agira d’une première incursion anglophone au Canada. Comme quoi l’échange n’est pas qu’à sens unique!

« Multiculturelle, éclatée, autochtone »

C’est la réponse de Daniel Grenier, écrivain et traducteur, entre autres des ouvrages de Dimitri Nasrallah (La Peuplade), Guillaume Morissette (Boréal) et Anna Leventhal (Marchand de feuilles), à la question « Comment résumer la littérature anglo-québécoise et canadienne en trois mots ? » Après un grand soupir, il faut le dire. Difficile exercice. Si l’on parle encore souvent des deux solitudes, lui en voit plutôt quatre-vingt-dix-neuf. « Il faut faire éclater cette notion-là. C’est pas pour être politically correct, mais avec toutes les langues autochtones, on sent de plus en plus qu’il n’y a pas juste nous. Quelque chose se passe actuellement. » Pas faux. Et du côté des femmes aussi. Difficile d’ignorer des mouvements sociaux d’envergure comme #Agressionnondénoncée et #Moisaussi auxquels s’ajoutent les questions d’appropriation culturelle qui ont marqué les derniers mois. Ça a d’ailleurs brassé du côté de la littérature canadienne, sur Twitter le mot-clic #CanLitAccountable (que l’on pourrait traduire par : la littérature canadienne est-elle responsable ?) a mis en lumière abus, domination masculine et climat toxique pour les femmes, sans oublier le cas Joseph Boyden. On se rappellera qu’en décembre2016, le Réseau de télévision des peuples autochtones (APTN) a mené une enquête sur l’auteur pour vérifier ses prétendues origines autochtones. Origines qui se sont avérées impossibles à confirmer et qui, encore à ce jour, laissent planer le doute sur la véritable identité de l’écrivain qu’on soupçonne d’être un usurpateur. Tout cela est nécessairement le miroir d’une bien drôle d’époque, où les frontières éclatent, où les prises de parole, les revendications et les sensibilités sont nombreuses et, sans surprise, on en sent les répercussions dans les écrits, qu’ils soient en anglais, en français ou en innu.

Peut-être est-ce la raison pour laquelle des éditeurs évoquent l’utilisation de l’humour et, particulièrement, du cynisme dans plusieurs œuvres anglo-québécoises et canadiennes. Comme un catalyseur d’émotions et de sentiments pour exprimer certaines violences, certains sujets difficiles. « Les grands écrivains américains comme les écrivains anglo-québécois utilisent beaucoup l’humour noir, souvent satirique. Disons l’humour existentialiste et l’autodérision. Du côté francophone, j’ai souvent l’impression, raconte Mélanie Vincelette, que si ces mécanismes sont utilisés, ce n’est pas considéré comme littéraire. » Même son de cloche chez Boréal. « Les anglos utilisent beaucoup l’ironie, ajoute Jean Bernier. Être de l’autre côté de la barrière linguistique donne un recul que nous n’avons pas. On se reconnaît, mais on n’aurait jamais adopté cet angle nous-même. »

Une touche d’autodérision que l’on retrouve, selon Daniel Grenier, chez plusieurs auteurs et autrices autochtones canadien·nes, mais que l’on sent peut-être moins chez celles et ceux du Québec : « Dans leurs œuvres, on parle d’urbanité, on le fait avec cynisme et humour. Je pense à des plumes comme celles de Thomas King et Leanne Betasamosake Simpson ou encore Eden Robinson, qui va carrément dans le grotesque. Les auteurs autochtones du Québec sont encore, avec raison, dans la revendication. » Rodney Saint-Éloi, de Mémoire d’encrier, qui édite plusieurs auteur·es autochtones, parle plutôt de guérison lorsqu’il évoque les thèmes mis de l’avant dans l’écriture autochtone québécoise : « [Pour ces auteur·es], écrire c’est prendre place, c’est s’affirmer. C’est reprendre son corps qui a été humilié, abîmé. Ce n’est pas une tentative d’esthétisation. C’est une pratique de la parole dont l’objectif est profondément décolonial. C’est défaire l’histoire qui a été faite pour parvenir à une certaine citoyenneté, à une certaine dignité. Ils et elles écrivent pour rester debout. »

La traduction est une histoire d’amour 1

« Traduction » vient du mot latin traducere qui signifie « faire passer d’un lieu à un autre ». Jolie façon de parler du travail (colossal et important, il va sans dire) des traductrices et traducteurs. Chaque éditeur le mentionne : c’est par elles et eux que les œuvres se transforment et se recréent pour aller à la rencontre d’un nouveau public. Par exemple, Mylène Bouchard souligne qu’elle-même n’a jamais eu l’occasion, contrairement à son conjoint et coéditeur Simon Philippe Turcot, de rencontrer une des autrices anglophones publiées chez La Peuplade, Marianne Apostolides, qui demeure à Toronto et dont la traduction est effectuée par Madeleine Stratford, la même qui traduira Ducharme vers l’anglais. C’est dire à quel point le cœur du travail se fait par ces interprètes qui manient et façonnent avec sensibilité les mots. Rodney Saint-Éloi le dit avec passion : traduire, c’est un geste d’amour. « Il y a un don d’accueil chez le traducteur, un don de soi. C’est un corps à corps. Il y a quelque chose de plus grand que nous dans la traduction. Le monde devient plus grand, on repousse l’horizon. Traduire, c’est inventer une autre cartographie. »

Et ce qu’il y a de merveilleux, c’est que si la traduction permet d’ouvrir une fenêtre sur le monde, elle donne aussi l’occasion de pousser la porte et d’aller juste à côté, chez le voisin. Pensons à Guillaume Morissette, ce « p’tit gars du Saguenay » installé à Montréal, et qui écrit seulement en anglais, mais qui est traduit et publié chez Boréal. Ou encore à Xue Yiwei, écrivain installé à Montréal qui, selon Mélanie Vincelette, est « méconnu du public québécois tout en étant un des écrivains les plus lus en Chine ». Fascinant, tout de même.

Traduire, en somme, c’est tendre la main vers l’autre et lui faire voir les choses autrement. Dans cette époque trouble où le dialogue est constant, mais où personne ne s’écoute vraiment, c’est peut-être là une façon de prendre un temps d’arrêt pour se mettre à la place de l’autre. Et il reste que — assumons l’adage un peu quétaine — si les paroles s’envolent, les écrits restent. ♦

 


Myriam Daguzan Bernier est la fondatrice du blogue Ma mère était hipster. Elle y a été critique culturelle aux côtés de ses trente collaborateurs, avant de se tourner vers la coordination de médias sociaux. Actuellement étudiante en sexologie, elle est aussi formatrice, conférencière et journaliste.

Titres à découvrir

  • 1. Référence au roman du même nom de l’auteur québécois Jacques Poulin.
Auteur·e·s
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF