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Contenir la mort

Cas par cas, garder la mort à distance, mais la parer d’une forme qui appelle la reconnaissance, le partage, la mémoire. L’embaumeur crée, témoigne, est accueilli. La fille donne image aussi.

Thématique·s
Récit

Cas par cas, garder la mort à distance, mais la parer d’une forme qui appelle la reconnaissance, le partage, la mémoire. L’embaumeur crée, témoigne, est accueilli. La fille donne image aussi.

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L’embaumeur, première publication d’Anne-Renée Caillé, oscille entre poésie et récit, en cernant, à coups de vignettes d’une ou deux pages, le métier de thanatologue, pratiqué un temps par son père. Racontée dans un style elliptique, condensée, où la vitesse de la description (amplifiée par l’absence de virgule dans les énumérations et par les répétitions) cache une gravité bien maniée et une capacité certaine à construire de petites scènes et à camper des chutes, l’expérience du père est saisie non pas à partir de la continuité du métier, mais par les cas qui sont les arêtes perçant sa mémoire. Même si la narration fait le choix de l’indétermination, en refusant de nommer les lieux, les gens, les périodes, l’écriture s’attarde à la «concrétude» de l’expérience, aux détails qui dérogent, aux effets produits sur le père. L’écriture de Caillé, dans cette distance posée, ballottée entre le «il dit» du père et son «je pense», s’apparente ainsi à celle de Michael Delisle dans Fontainebleau.

Le quotidien de la mort

Le métier d’embaumeur exerce une fascination. Technique, artisanal, il côtoie la mort, la façonne, la manipule. En écrivant ce métier et en rentrant dans sa quotidienneté, la narratrice cherche à recueillir les fragments épars du témoignage paternel. La suite de vignettes dégage une trame, de la fascination pour la mort, le toucher des corps, à l’expérience concrète du métier, avant d’aboutir aux cas qui hantent, sans trauma ni morbidité, la mémoire du père. Cette trame n’est ni un parcours de vie, celle du paternel, ni l’examen d’une pathologique fascination. C’est l’occasion de tresser le quotidien de la mort, de saisir comment le corps, figé dans la pose, fardé dans ses couleurs et ses expressions, est la médiation centrale du recueillement et du deuil. Avec sa factualité, son insistance sur la technique, ses gestes, L’embaumeur expose et prend en charge tant le corps de la mort que sa mise en image. Caillé, fort attentive à cette corporalité de la mort, présente les cas particuliers de façon à ce que le corps soit toujours tangible, grâce au récit des causes de décès, des difficultés rencontrées par le père ou des manques qui sont explicités.

Créer l’image

L’écrivaine n’est pas sans saisir que le métier de thanatologue s’apparente à celui d’auteur. Quand elle pose la question «à quoi croit-on vraiment devant le fard?», elle engage le travail de l’embaumeur dans la voie de l’écriture, en montrant un même art de faire entre la fidélité à l’image et l’embellissement demandé par les familles. Que deviennent les fonctions de ces pratiques: restituer l’image ou en proposer une suppléante, capable de libérer les corps et ceux qui les voient? Comment composer l’image, comment cerner ce qui tiendra lieu d’image définitive? La question du simulacre se pose, tant pour le corps caché que pour celui qui est montré. Tout le travail sur l’ellipse dans le récit participe du même questionnement. La narratrice transcrit les mots du père, mais ne pose presque pas de questions. Le récit instaure alors une double pudeur, celle du père, qui narre ses anecdotes en quelques phrases, comme pour s’en purger, celle de la fille, qui ne s’appesantit jamais sur un récit, qui ne l’isole pas du lot, qui touche peu à la parole du père, qui limite ses interventions.

Un lieu d’échange

Dans cette dynamique, un transfert a lieu. L’embaumeur n’est pas une enquête de terrain. Le récit ne comporte pas une visite du lieu de travail. Au contraire, c’est par la parole que l’univers prend forme. La fille et le père se rencontrent à quelques reprises dans un diner, à l’initiative de l’auteure. À mesure que le père se déleste de ses récits, qu’il coche les cas sur sa liste, c’est le texte de la fille qui prend forme, texte qui devient le lieu d’un partage, une manière de reconfigurer une filiation, d’aborder la mémoire de la famille par celle des autres familles. Ce travail ne va pas sans mise à distance, sans surprise, sans coupure, et débouche finalement sur un travail de deuil singulier. Une seule vignette s’attarde sur la perspective de la narratrice vis-à-vis de l’embaumement, comme si la part d’héritage était ce qui devait prendre forme dans cet échange, dans les récits racontés.

L’embaumeur fait écho aux Murailles récemment publié par Erika Soucy. Même quête filiale, même retour distancié sur le métier du père, même désir d’inscrire des trajectoires multiples. Mais l’écriture de Caillé façonne ces histoires avec détachement, sans pathos, comme un travail, un artisanat à même de garder le corps de la mort à distance. Et d’y revenir au besoin.♦

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Anne-René Caillé
Montréal, Héliotrope
2017, 104 p., 19.95 $