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Cohen au milieu de la nuit

Cohen m’a réveillé au milieu de la nuit, à Montréal, en 1969. Enfin, pas vraiment, mais c’est comme s’il était venu frapper à ma porte à trois heures du matin.

Chronique délinquante

Cohen m’a réveillé au milieu de la nuit, à Montréal, en 1969. Enfin, pas vraiment, mais c’est comme s’il était venu frapper à ma porte à trois heures du matin.

Gilbert Langevin débarquait souvent chez moi au milieu de la nuit, surexcité, incapable de rester en place. Il déclamait ses poèmes, chantait l’une de ses chansons avant d’avaler une tranche de pain et de vider une bière. C’était rue Rivard à Montréal, un appartement sous les toits avec bain au milieu de la cuisine, juste sous le puits de lumière. Un grand coffre de bois le dissimulait avec un couvercle. Je pouvais faire trempette en trinquant avec les amis.

Une fois, avant d’ouvrir le frigo pour saisir une bière, Gilbert avait sorti un disque de sous son grand manteau noir. Une pochette rouge avec la tête de Pauline Julien. J’avais placé le disque sur mon pick-up et il m’a fait écouter sa version de Suzanne.

— C’est du Cohen, du Leonard Cohen.

Je ne connaissais que Tex Lecor. Et voilà que Gilbert parlait anglais! Je n’avais jamais entendu le nom de Leonard Cohen auparavant. Gilbert chantait avec Pauline. Un duo improbable. Il croyait devenir riche et promettait de fêter ça à la draft dans une taverne de la rue Saint-Denis. Mais avec un sou par disque vendu en droits d’auteur, il aurait fallu en écouler quelques millions pour réussir à étancher notre soif. Gilbert m’avait laissé Comme je crie, comme je chante bien sûr. Il donnait tout ce qu’il possédait. Mon seul disque dédicacé. Comme nous étions du même village, il avait écrit «à mon frère de La Doré» et avait dessiné des croix. Comme toujours.

Et il était reparti dans le matin, fragile sous son grand manteau noir. Une vraie curiosité que ce manteau. Il avait fixé plusieurs articles de journaux le concernant sur la doublure. Il ouvrait son manteau et nous pouvions lire la dernière critique sur son travail ou une entrevue pendant que lui faisait les yeux doux à une nouvelle conquête. Et il jurait que ça le tenait au chaud.

Il arrivait toujours chez moi à l’heure de la fermeture des bars. Je m’y étais habitué. Je me réveillais avant qu’il ne grimpe l’escalier de mon appartement. Il entrait et tournait, chantait, me racontait comment il avait failli vendre l’un de ses vers à Gaston Miron pour deux dollars.

Jean-Paul

Une nuit, Gilbert avait décroché le combiné du téléphone et composé un numéro sans fin. Il avait rejoint Jean-Paul Sartre à Paris. J’étais abasourdi. Ébaubi. Jean-Paul Sartre lui parlait.

— Comment ça va dans ton néant? avait-il lancé.

Gilbert voulait lui faire écouter sa version de Suzanne. Sartre connaissait le poète et le chanteur. C’est du moins ce que Gilbert prétendit après. Encore une fois, il m’avait tenu debout jusqu’au matin.

Tout s’était un peu compliqué pendant la crise d’Octobre. Gérald Godin, Pauline Julien et Gaston Miron étaient en prison. Gilbert circulait, récitait ses poèmes, hurlait en vain. J’ai compris rapidement qu’il souhaitait plus que tout se retrouver derrière les barreaux. Il m’en avait voulu quand deux policiers étaient venus fouiller mon appartement, me demandant si j’étais Paul Rose. Ils n’avaient même pas soulevé le couvercle du bain. J’aurais pu y cacher un membre du FLQ et de la dynamite. Qui aurait pensé trouver un révolutionnaire dans un bain au milieu d’une cuisine?

Gilbert était réapparu quelques nuits plus tard. Je commençais à être inquiet. Il avait bu deux bières avant de me raconter qu’il venait de descendre le boulevard Saint-Laurent en caleçon sur une vieille bicyclette. La grande combine avec sortie de secours à l’arrière s’il vous plaît. Il avait chanté toutes ses chansons subversives. Les gens souriaient, certains applaudissaient, mais pas un policier ne s’était pointé. Et il avait regardé autour de nous pour s’assurer que personne ne pouvait l’entendre. J’avais soulevé le couvercle du bain pour lui prouver qu’il n’y avait que nous deux dans l’appartement.

— La police sait que je suis une bombe à retardement. Si elle m’arrête, ce sera la guerre civile au Québec.

Je ne contredisais jamais Gilbert. Je l’aimais.

Le retour

Et je suis rentré dans mes terres de La Doré avec le disque de Gilbert et de Pauline pour devenir écrivain à temps plein. J’ai déniché une grande maison dans un bout de rang. Je pouvais y écouter Suzanne en y mettant toute la puissance, faire trembler les vitres et fuir les hirondelles qui hésitaient à s’approcher dorénavant. Après une absence de quelques jours, j’étais revenu dans mon refuge… et tous mes disques et le petit pick-up avaient disparu. Quelqu’un, un admirateur de Suzanne peut-être, ou de Pauline Julien. Gilbert avait applaudi quand je lui avais raconté le vol. J’avais peut-être été téméraire aussi en ne mettant pas de serrure sur la porte. N’importe qui entrait dans ma maison.

Étrangement, c’étaient les seules choses que le voleur avait emportées. Mon manuscrit, sur la table, l’avait laissé indifférent. Un amateur de musique, un fanatique de Cohen, je ne saurai jamais. Je pense souvent à ce disque. Il m’arrive de me réveiller en sursaut et d’entendre Gilbert chanter en ouvrant les bras comme s’il dansait avec Pauline. Il avait appris la musique et les chants à l’église du village. Il y avait un soupçon de grégorien dans son phrasé et ses mélodies que je connaissais par cœur. Il m’a chanté plusieurs fois tout son répertoire pendant ces nuits où j’avais l’impression de n’être qu’une oreille. Je ferme les yeux et j’entends encore sa voix éraillée. «Quand on fait de la peine, à son meilleur ami…»

J’adore cette chanson et Suzanne. ♦

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