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Cogner en premier

Chienne (Héliotrope, 2019) nous avait laissé·es K.-O. Dans son livre Armer la rage, Marie-Pier Lafontaine nous prévient: elle n’utilisera pas de gants blancs. Qu’on se le tienne pour dit. Oui, la littérature peut frapper très fort.

Essai

Chienne (Héliotrope, 2019) nous avait laissé·es K.-O. Dans son livre Armer la rage, Marie-Pier Lafontaine nous prévient: elle n’utilisera pas de gants blancs. Qu’on se le tienne pour dit. Oui, la littérature peut frapper très fort.

J’imagine cet essai comme un combat. Je voudrais écrire un essai-colère, un essai-rage. Qu’il soit reçu comme une avalanche de coups. Entre chaque phrase, il faudra visualiser une énergie qui se déploie. […] Entre chaque mot de chacune des phrases qui composent ce texte, il faudra entendre le bruit d’un corps qui en cogne un autre.

La posture de l’autrice a le mérite d’être claire, étayée et légitime. Son engagement en faveur d’une littérature de combat, n’en déplaise aux détracteur·rices de l’autofiction, soulève d’intéressantes questions susceptibles de malmener une certaine institution littéraire jalouse de ses prérogatives en matière de jugement esthétique. Quant au pari formulé sans ambages, il apparaît plutôt réussi. On ne sort pas indemnes de la lecture d’un livre comme Armer la rage. Il y a ce qu’on (ne) savait (pas vraiment): que le viol est l’un des crimes les plus impersonnels, que nous sommes toutes désarmées avant même de faire face aux prédateurs, que notre soumission à la puissance mythique du mâle l’encourage à passer à l’acte, que la colère des femmes est une arme potentiellement chargée et prête à faire feu. Il y a ce qu’on préférerait ne pas relire et qui ne sera jamais assez dit, nommé: la souffrance intenable de l’enfant tuée à répétition.

Livre total

La force de cet essai ne tient pas qu’à l’exposition radicale de Lafontaine, mais à l’analyse documentée de ce qu’elle a vécu et qui, apprend-on, est à l’origine de son premier livre. Alors qu’elle est dans le métro, un homme «petit et en surpoids qui cachait son érection derrière un manteau en cuir noir» attrape ses fesses et glisse la main entre ses cuisses. L’état de sidération qui survient réactive le trauma de l’enfance et crée une onde de choc qui obligera finalement l’autrice à agir. À écrire et à publier Chienne.

La survie n’est pas que physique, elle est également intellectuelle. Parce que l’écriture elle-même est insuffisante, confie Lafontaine, elle a dû faire appel «à d’autres survivantes, d’autres guerrières» pour nourrir sa réflexion – et la nôtre au passage. Aussi a-t-on le sentiment, à la lecture de ce nouvel opus, d’être en présence d’un livre total qui contiendrait le récit renouvelé de l’expérience traumatique originelle, tout en donnant à lire et à comprendre la mécanique patriarcale à l’œuvre dans nos vies comme dans la littérature. Écrire pour «cogner en premier» et (re)prendre le pouvoir: «Être une femme et écrire Je, dans la culture du viol actuelle, est intention, symbole de survie, un acte délibérément transgressif. / Une révolte esthétique et politique. / Une contre-attaque.»

Écrire et ne rien céder

Un même élan pousse Lafontaine à faire de la boxe et à commencer à écrire: tuer le père, le frapper à mort pour assouvir la rage qui l’anime. L’écriture participerait du vœu de mort, un «appel primitif, désespéré, d’échapper aux hurlements», en marquant la colère. Si l’aveu donne froid dans le dos, on comprend mieux à quel point les études en littérature de l’autrice ont pu constituer une planche de salut. Elles lui permettent d’échapper au destin familial, jusqu’à la faire changer de nom. Geste peu banal qui n’empêche pas pour autant le ressenti de la honte, malgré des années de lutte à essayer de s’en sortir, malgré l’écriture. La honte d’appartenir à une généalogie de femmes maltraitées («Je suis la branche d’un arbre aux fruits pourris») et la phobie de «devenir [s]a famille entière»: deux affects avec lesquels Lafontaine doit composer, en plus d’avoir à répondre de ses livres, voire à s’excuser de donner à lire autant de rage, comme si elle pouvait écrire autre chose, autrement. Il nous faut au contraire saluer son courage de ne pas avoir cédé aux chantres d’une littérature de beaux et de bons sentiments, d’avoir (aussi) résisté à cette honte-là.

Avec cet «essai-uppercut», l’autrice de Chienne décoche des coups impossibles à esquiver. L’œuvre se termine sur un court chapitre qui jette carrément au tapis: «Quelques mythes sur l’écriture du trauma. À éradiquer. Une bonne fois pour toutes». Des pages qui ne concèdent rien, qui sèment assurément les germes d’une littérature de combat.

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Marie-Pier Lafontaine
Montréal, Héliotrope
2022, 114 p., 19.95 $