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Charmes discret de la bourgeoisie

Charmes discret de la bourgeoisie

Avec Sortir du labyrinthe, Raymond Paul renoue avec les personnages de son premier roman, Léa devant la mer (Druide, 2014). On plonge cette fois dans le passé et la psyché de Suzanne.

Roman

Avec Sortir du labyrinthe, Raymond Paul renoue avec les personnages de son premier roman, Léa devant la mer (Druide, 2014). On plonge cette fois dans le passé et la psyché de Suzanne.

Cela fait douze ans que Suzanne souffre d’un mal qui la rend absente à elle-même. Une sorte de neurasthénie catatonique qui, à la manière d’un coma, l’isole de tout. Pour maintenir le contact avec elle, ses proches lui lisent tantôt Proust, tantôt Marivaux, et se relaient à son chevet. C’est la présence d’un oiseau qui, finalement, la ramène au monde aussi soudainement qu’elle l’avait quitté. Il lui faut désormais renouer avec sa réalité, avec la mort de Léa, sa belle-mère adorée, avec François, son mari, qui a tenté de refaire sa vie, et, surtout, avec elle-même. Suzanne est à la recherche des origines du mal qui la ronge.

Récit familial, histoire psychique d’une femme, nœud de rêveries, d’érotisme et de dépression, Sortir du labyrinthe retrace le parcours de Suzanne en multipliant les points de vue et les formes: courriels, monologues, divagations poétiques, lettres et dialogues chuchotés sont autant d’éléments qui constituent les coins et replis de ce dédale. Un tel projet ambitieux – tour à tour enquête psychologique usant d’indices issus de la haute culture, portrait d’une femme au sein d’une famille bourgeoise et série d’analyses morales et intellectuelles – évoque le classicisme moderne français de Gide, de Mauriac, ou encore l’œuvre cinématographique d’Éric Rohmer. Toutefois, la recette peine ici à fonctionner.

Bouillon de culture

Si j’invoque ces références outre-Atlantique, c’est que la haute culture européenne, et particulièrement française, hante la famille de Suzanne. Les noms pleuvent dès les premières pages: Verne, Marivaux, Proust, Breton, Baudelaire du côté des lettres; Ingres, Boudin, Matisse du côté des peintres. D’autres viennent en appui: Homère, Constable, Bach. C’est une avalanche de sources, et pourtant, rien n’est mentionné à leur sujet, sinon les banalités de salon qu’on répète précisément quand on mobilise ces écrivains et ces artistes comme des foyers de capital culturel, et non comme des créateurs d’œuvres d’art polysémiques. Ainsi, à peine apprend-on que Marivaux écrit des «phrases chantantes».

Quant aux rôles de ces œuvres et de leur imaginaire dans la construction de Suzanne et de son milieu, le livre ne nous en dit guère plus. La vie de Marianne (1731-1742), de Marivaux, est cité plusieurs fois – le romancier et dramaturge domine d’ailleurs les références présentes dans Sortie du labyrinthe. Mais quels liens entre Suzanne, jeune fille modeste devenue femme aisée, et Marianne, fille trouvée destinée à s’élever au rang d’aristocrate? Rien n’est explicité hormis l’évidence, qui est à peine suggérée. Raymond Paul exploite un terreau riche afin de faciliter la compréhension du personnage bourgeois, tel qu’il a été esquissé depuis l’essor des démocraties libérales, mais il se contente d’y faire pousser des plantes artificielles.

Les protagonistes n’ont d’autre choix que de se perdre dans les stéréotypes, recourant au vocabulaire le plus éventé de cet imaginaire. Des expressions comme «jardin secret», «bel inconnu» et «l’intrigante» sont employées dans le roman sans qu’elles ouvrent sur une véritable dimension métadiscursive, qui aurait alors rendu leur utilisation pertinente. Bourgeois sans relief, les personnages s’occupent comme s’occupent les gens de leur classe, vérifiant inlassablement, de musée en contrat de mariage, la sécurité de leur capital. Leur intérêt n’est satisfait que lorsque la légalité s’est saisie de la vie. On comprend dans ce contexte que la psyché de Suzanne ne saura véritablement se dévoiler.

Redondances

Outre cette difficulté à mobiliser de façon pertinente la culture, le roman souffre de redondances. Sa structure formelle et narrative bigarrée en est la cause. Au lieu de laisser les lecteur·rices reconstruire le livre à partir des bribes de discours qui leur sont fournies, l’auteur s’ingénie à ne jamais créer de doutes. Chaque phrase donne le plus d’informations possible, et tant pis si la suivante les répète. Par exemple, on apprend d’une instance narrative extradiégétique que «[l]e grand patron de François est né à Londres d’une mère alsacienne qui a tenu à ce que ses trois enfants reçoivent une éducation toute française». Trois pages plus loin, une lettre de la main du patron de François nous rappelle que «tout Anglais que je suis, ma mère est originaire de Strasbourg. Elle a voulu que ses trois enfants non seulement connaissent sa langue mais la parlent avec aisance». Une telle répétition est chose courante dans le roman. La scène du réveil de Suzanne est mentionnée plusieurs fois sans que cela serve particulièrement l’histoire. L’effet d’artificialité alourdit le texte.

En somme, Sortir du labyrinthe, ouvrage ambitieux et plein de potentiel, manque malheureusement sa cible.

Auteur·e·s
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Article au format PDF
Raymond Paul
Montréal, Druide
2021, 327 p., 24.95 $