Aller au contenu principal

Ce qui nous lie

Dossier

Cassis, le 18 juin

Amie, comment vas-tu? Il y a longtemps que nous avons été séparées.

Nous avons pris des directions opposées, moi le sud, toi le nord – pour quelques semaines seulement –, avec les recueils de Diane dans nos valises. Je me demande si tu les reliras dans l’ordre de leur parution, ou bien dans le désordre, comme on pige une carte. J’aime bien cette image (j’imagine Diane l’aimer aussi): choisir un livre comme on interroge son avenir, au hasard d’un vers illuminé, comme une façon d’habiter le temps qui nous échappe et nous prolonge déjà.

En bonne élève, j’ai commencé par le commencement: La seconde venue. Je rencontre le mouvement qui déplacera la voix de Diane dans son œuvre à venir: une écriture continuellement en marche qui plonge dans la faille; une écriture en guise de garde-fou contre le péril qui nous guette. Le poème devient le point de ralliement pour les grand·es blessé·es, les écorché·es vif·ves. Je m’y sens accueillie. N’est-ce pas là le désir qui meut l’écriture? La possibilité d’une rencontre. Dans le réel, nous le savons, Diane a ce don de créer le lien entre les présences, que ce soit autour d’une table animée ou dans l’intimité d’un tête-à-tête; elle prend le chemin des yeux, elle ne nous laisse pas seules. Idem dans le poème: elle offre une main tendue et travaille, avec acharnement, à repousser les noirceurs de l’autre.

Fidèle rebelle de l’ombre, je déroge à la linéarité, j’ouvre L’insensée rayonne:

Le fil de tant de choses    en moi se tisse
lueur naissante
    sur la montée

 

tu t’es retournée te demandant     qui était derrière
j’étais devant     ma tendresse jetée
    sur ton rapprochement

La poésie de Diane me devance, éclairant au loin l’escalier qui monte dans le noir. Nous le répétons souvent: la beauté de notre métier, c’est d’être unies à travers ces voix éclairées du réel.

Tendresse, amie.

M.


 

Ramsbury, le 25 juin

Amie,

Je souris en réalisant à quel point tu connais mon amour du désordre qui, drôlement, finit toujours par créer du sens. Je picore, oui, tâtonne et (re)plonge dans ces pages que Diane nous offre si généreusement depuis près de trente ans, et qui ont tant enrichi mon existence. Trente ans… Ce nombre résonne fort en moi à l’aube de mon anniversaire. Je vois ces riches années d’écriture défiler de livre en livre, comme une façon d’habiter le présent, de le renouveler, de s’y inscrire. Comme une possibilité, un espoir. Cet engagement envers la poésie m’inspire une fougue pour les trente prochaines années, et ce, même – voire surtout – quand dans ma poitrine se creuse l’aboiement.

Tu parles d’accueil, je t’appuie. Je tourne et corne, plie et déplie les pages comme on serrerait une main douillette qui exprimerait le signal de la force commune. Je voudrais lui dire merci pour la porte ouverte, pour le filet lumineux qui parvient étrangement à éclairer chambres, regards et poitrines.

fallait-il ce désir        d’aller au-delà

demande-t-elle dans L’insensée rayonne.

Tout est là, dans cette question. Tout me rejoint dans cette quête du dépassement. Du désir, oui, il en faut, il nous en faut. Des mains tendues vers les autres, vers ces univers intérieurs ou vivants qui permettent le saut, la plongée, l’émergence de nouveaux possibles.

Amour, amie.

C.


 

Montréal, le 29 juin

Amie,

Ce qui nous lie

Avec en tête ce titre de la première partie de Sur le rêve noir, je ne peux m’empêcher de voir les rhizomes souterrains qui se faufilent dans notre correspondance. Je pense à cet anniversaire que tu partages avec l’œuvre de Diane, puis à ton prénom qui, dans la ligature d’une coïncidence, est aussi celui de sa fille. Immanquablement, quelque chose nous lie; le réel se transvase en différentes formes; un lien nous tisse – peu importe que l’on s’entremêle de nœuds, qu’on s’égare dans nos trous, on creuse des chemins jusqu’à l’autre.

Il y a cette lettre qui se rendra à toi.

Il y a les mots de Diane qui flottent dans ma tête comme une voix basse continue: tumultes, constellations, mains, traces…

À replonger dans ses recueils, une grande courtepointe m’apparaît, créée dans l’alchimie d’une présence claire, d’une longue marche dans le langage. Avec elle, nous avançons enlacées, une avancée ténue dans la saisie du regard. De fils, de mailles, elle noue; entre ses mains, la matière devient un drap, ou bien une veste chaude, ou plutôt une toile grâce à laquelle elle capture le rayonnement du déchiré. Car dans le lien résident conjointement les possibles de la rupture et de la réparation. Dans la forme même des poèmes, ces marques sont partout: le tiret cadratin, les blancs. Tout se tricote, se découd et se recoud pour laisser entrer la lumière, le vivant, le désir dont tu parles.

N’est-ce pas là l’amitié du poème?

Être liées à jamais dans l’obscurité du sens.

À bientôt, amie.

M.


Mélissa Labonté se consacre à l’écriture et à l’édition dans la ville de Montréal. Titulaire d’une maîtrise en études littéraires de l’UQAM, elle a déposé un mémoire qui porte sur la poésie de la revue militante Fermaille. Ses recherches ont été publiées sous le titre Faire maille (L’instant même, 2017) et dans le collectif Enjeux du contemporain en poésie au Québec (PUM, 2022). Œuvrant dans le milieu de l’édition depuis plus de dix ans, elle dirige actuellement la maison Bibliothèque québécoise en plus d’assurer la codirection littéraire des éditions du Noroît en compagnie de Charlotte Francœur.

 

Trebiano, le 1er juillet

Amie,

les chemins tracés / portent les vœux (Pas)

J’ai l’impression d’avoir quitté Montréal en ta compagnie hier à peine. Comme si le temps s’était mis à ralentir depuis notre départ de Bruxelles, depuis cette soirée où nos yeux attentifs se sont posés sur les mots soufflés délicatement par Diane, dans cette salle que nous découvrions au même moment, cette pièce lumineuse malgré l’heure tardive. Images lucides et dures et douces qui flottaient dans la pièce circulaire, diffusaient leur énergie en une spirale souple et bienveillante, dans laquelle aucun nœud, aucune rigidité n’auraient pu se former. Depuis, je retourne les mots de Diane dans ma bouche, dans mes paumes, je les fais miens. Et je sais que ton regard se pose sur ces mêmes signes, sur ces mêmes couches de sens, que je te retrouve entre les lignes, entre deux sursauts. Ainsi accompagnée, je n’ai plus peur de l’étourdissement, du vertige.

Cours. Tais. Fuis. Entame. Impératifs qui appellent à l’action et au ralentissement. Une ligne basse comme une cicatrice pâlie qui m’apprendrait la guérison, les gestes pluriels et nécessaires pour amorcer ma suite, la nôtre. Avec eux à mes côtés comme autant de présences rassurantes, je marche à travers ces vœux que Diane nous a offerts et que nous avons lancés dans les airs comme la promesse d’une filiation, dans les livres comme dans le monde du vivant.

Je suis revenue / creuser.

Je reviens vite, amie, creuser les failles et les rêves que nous portons, ceux qui nous élèvent, oui, dans l’amitié du poème.

C.


Charlotte Francœur est codirectrice des éditions du Noroît à Montréal. Elle a cofondé, en 2016, les éditions Omri, dont elle assure la direction littéraire et générale. Elle s’intéresse à la poésie québécoise contemporaine et aux relations que celle-ci entretient avec d’autres médiums et pratiques artistiques. Elle est l’autrice de Hier est une violence (Omri, 2020) et coautrice de Maison suivi d’Une pratique de l’instant (Omri, 2020), en collaboration avec Louise Warren et Éloïse Lamarre.
Auteur·e·s
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF