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Ce que les pierres ne peuvent chuchoter

Ce que les pierres ne peuvent chuchoter

De petits mystères plein les poches, Kathleen Winter saupoudre patiemment les obscurs chemins de la psyché jusqu’au cœur du labyrinthe énigmatique reliant le vagabond Jimmy Blanchard au célèbre général James Wolfe.

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De petits mystères plein les poches, Kathleen Winter saupoudre patiemment les obscurs chemins de la psyché jusqu’au cœur du labyrinthe énigmatique reliant le vagabond Jimmy Blanchard au célèbre général James Wolfe.

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Quelle accélération particulaire, quelle suspension des lois de la physique, quelle collision improbable a-t-il fallu pour convaincre si intimement le sosie moderne de James Wolfe qu’il était ce triomphateur des Plaines d’Abraham en peu de chair et en quelques os, crevant très concrètement la faim quelques siècles après sa mort, au beau milieu de ce nouveau millénaire qui fait si peu de cas de sa victoire? Surplombant le traquenard de la biographie romancée, c’est une plongée admirablement réussie dans les méandres de l’identité éclatée que nous propose ici la très habile Kathleen Winter. Le lecteur a beau se retrouver catapulté dans les pensées les plus intimes du jeune Jimmy, il n’y décèle que les souvenirs confus de Wolfe: le flegme anglais contrarié par la vulgarité de l’époque, l’âme en bataille d’un soldat que se disputent le tacticien sans pitié qui a fait sienne les méthodes du stratège antique Xénophon et le jeune fils adulé de Henrietta, dont le cœur mélancolique vibre pour les poèmes lyriques dans le goût de L’élégie écrite dans un cimetière de campagne de Thomas Gray.

Wolfe au cabinet de la psychologue des bois

Dans un style des plus somptueux, les rêveries de ce promeneur solitaire séculaire s’opposent au prosaïsme omniprésent des représentants de notre époque. Ne pouvant lire Jimmy-Wolfe en sa pensée comme nous, ses compagnons modernes sont bien moins crédules quant à son identité, sans échapper toutefois au charme suranné de l’accent pointu et de la tunique encore rouge malgré le délabrement occasionné par les années de vagabondage. Tous conservent pour lui une tendresse que l’on réserve aux éclopés de l’Histoire, aux rescapés des champs qui cultivent mieux les batailles que les blés. En l’absence de l’équipe médicale dont d’aucuns seraient tentés d’assurer qu’il en aurait bien besoin, le vétéran peut compter entre autres sur le soutien d’une psychologue des bois, dont la tente piquée sur le mont Royal fait office de cabinet pour chamane patentée, et sur l’écoute gentiment sceptique d’une autrice en pleine rédaction d’un livre basé sur la correspondance entre Wolfe et sa mère.

En proie à ce qui s’apparente à des épisodes de flash-back de plus en plus fréquents, Jimmy-Wolfe n’est décidément pas à son meilleur. Les moments passés avec les êtres aimés des deux époques en viennent à se mélanger, les batailles et les atrocités ne forment plus qu’une vaste fresque sanglante qui ne s’intéresse plus à la différence entre un cheval et puis un tank. Particulièrement réussis, ces passages nous font sentir toutes les dualités du narrateur, qui le placent au centre d’un nœud formé par deux brins d’époques entrelacés, deux natures humaines qui ne peuvent cohabiter sans provoquer de séismes identitaires ravageurs.

Combien de temps ça braille, un Canadien scalpé? Tout dépend de la quantité de sang qu’il a perdu avant de se faire éplucher. J’ai déjà vu un crâne complètement écorché pousser un hurlement à réveiller le père mort et enterré du duc de Cumberland. Le son se propage plus vite que la mort.

Montréal après les Plaines

En plus d’explorer les stigmates que la guerre laisse en passant sur ceux que l’on mandate de la violence, Onze jours en septembre brosse un portrait très juste de Montréal, de ses cultures et de ses communautés, qui daignent parfois franchir les barricades linguistiques pour partager un thé, à la manière des généraux ennemis que le rang réunissait encore avant l’étrange destin de la mort presque à l’unisson. Il y a quelque chose comme un bilan ici, comme si Winter, Montréalaise d’adoption, livrait le fruit de sa patiente observation de nos belles incohérences. C’est dans cette teneur sociologique, dans ce ton tendre et amusé que cette œuvre est à rapprocher du très beau livre de Dany Laferrière, Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo (Mémoire d’encrier, 2015). Bien que de formes on ne peut plus dissemblables, ces romans font plus pour nous réconcilier avec notre passé et nos identités-tessons que tous les fédéralismes du monde. La traduction de Sophie Voillot est en ce sens primordiale, mettant en lumière par la langue l’héritage que les anglophones et francophones ne soupçonnent plus qu’ils partagent. Certains dialogues s’accordent si bien à l’oreille québécoise que s’il fallait les déguster en aveugle, nous serions nombreux à les déclarer d’appellation fleurdelisée contrôlée. Wolfe a désormais un monument bien plus disert qu’une tombe au fin fond de l’Angleterre et qu’un obélisque qui le réduisait à jamais à la rigueur des pierres. ♦

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Kathleen Winter
Sophie Voillot
Montréal, Boréal
2018, 376 p., 29.95 $