Aller au contenu principal

« Ce jardin si étroit »

« Ce jardin si étroit »

Près de trente ans après avoir délaissé les personnages des Nuits de l’Underground (1978) et de L’ange de la solitude (1989), l’indétrônable Marie-Claire Blais ramène sa joyeuse communauté trans pour l’heure des bilans.

Roman

Près de trente ans après avoir délaissé les personnages des Nuits de l’Underground (1978) et de L’ange de la solitude (1989), l’indétrônable Marie-Claire Blais ramène sa joyeuse communauté trans pour l’heure des bilans.

Alité, presque aveugle et en proie à de féroces accès de mélancolie, René, cet homme dans un corps de femme, habite plus le passé doré des jours enfuis que le présent diminué qu’il partage avec Olga, son infirmière russe. Dans son riche intérieur de rentier, il passe ses journées à écouter la «grande musique du matin» et à se faire faire la lecture par sa vieille amante de jadis, la dévouée Louise. Cette dernière, intellectuelle au cœur d’une famille de femmes trans restée soudée au fil des années, relate à son ancien amoureux, par touches désordonnées, la trajectoire de ses amies.

Nouveau mouvement pour symphonie blaisienne

Les familier·ères de l’extraordinaire cycle Soifs (1995-2018) ne seront pas trop dépaysé·es par ce roman. Bien que la langue y soit quelque peu plus découpée, et l’usage des points, plus prodigue, on y retrouve ce qui se reconnaît désormais aisément comme le style de Marie-Claire Blais. Composée de flux de pensées de nombreux personnages, qui se bousculent pour reprendre le contrôle du récit, ainsi que de motifs et de leitmotive qui reviennent sans cesse, tels de grands thèmes symphoniques, l’écriture de l’autrice est toujours très près de la musique, dont elle parle d’ailleurs si bien. L’intérêt pour les destins singuliers pris dans le tumulte de l’Histoire et pour les luttes sociales s’exprime avec ce même humanisme empreint de poésie. Bref, lire Blais, c’est accepter la puissance kaléidoscopique, se laisser coloniser l’inconscient par mille et une vies, chacune exceptionnelle à sa façon, qu’elle soit courte ou longue, inspirante ou abjecte. Ainsi fonde-t-on par accumulation, au bout d’une trentaine d’œuvres, l’une des visions les plus probantes de l’essence de l’expérience humaine, rivalisant avec les fantômes illustres de Balzac et de Zola.

L’étoffe universelle des existences

Mais revenons à ce Cœur habité de mille voix. Bien sûr, c’est la galaxie de personnages qui en fait le sel. Gravitant autour de L’Abeille, artiste peintre squatteuse et fêtarde impénitente, on retrouve Doudouline, l’actrice, et Polydor, son amour de toujours, Lali, le médecin infatigable des sidéen·nes, Gérard 2, la jardinière, et Johnie, l’astrologue reconvertie en intellectuelle. La question de l’identité sexuelle et de son acceptation compose une bonne part des discussions qui opposent Doudouline à son actrice de mère, la Grande Sophie. La recherche de la volupté caractérise la trop courte vie de la toxicomane Gérard, alors que des sujets comme la nature du désir et la place qu’il doit prendre dans nos vies occupent les pensées de René, Lali, Johnie et L’Abeille. Les drames et les instants d’extase se succèdent et tissent l’étoffe universelle de ces existences. Malgré l’adversité constante, tous·tes vivent pleinement et assument leur sexualité, sans toutefois prendre en considération que les acquis qui contribuent à leur liberté sont chaque jour ébranlés par le «Grand démolisseur» et ses sbires écumants. René, militant, ne manque pas de leur rappeler ce proche péril quand des retrouvailles les rassemblent chez le grabataire.

[A]ujourd’hui aurait été une journée splendide pour partir en raquettes dans la montagne, tout oublier des malsaines folies ou erreurs des hommes, des femmes, de tous, dans ce jardin si étroit, fragile à l’extrême, de leurs vies, et ce que chacun pouvait produire de cette terre inculte. Il y avait des gens qui ne vivaient pas, attendant un temps meilleur pour vivre quand jamais ce temps tout rose ne viendrait.

Condescendre à la corvée de la lutte

S’accommoder de l’imperfection du monde pour arriver à en jouir (lorsque c’est possible), mais ne jamais oublier les sacrifices consentis en échange d’infimes pas de souris, que les loups mettent bien moins d’efforts à franchir en sens inverse. Oui au jardin intérieur, mais encore faut-il condescendre à la corvée de la lutte, celle des infatigables fourmis prêtes à reconstruire la fourmilière chaque fois qu’un malotru y met sa botte. L’œuvre de Blais, prise dans son ensemble, est cette fourmilière perpétuellement détruite, puis reconstruite, tantôt dramatiquement misérable, tantôt vertigineusement éblouissante. Renouvelée sans relâche par l’observation méticuleuse de sa reine, l’architecture est sans précédent, et l’ambition, tangible dans le moindre des tunneliers. Un cœur habité de mille voix prolonge le sillon débuté avec Les nuits de l’Underground. Ne reste plus qu’à le suivre pour découvrir vers quelle inconcevable galerie, vers quelle incroyable rivière souterraine la grande Blais saura encore nous mener.

Auteur·e·s
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF
Marie-Claire Blais
Montréal, Boréal
2021, 288 p., 29.95 $