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Cartographie

Il y a, vers l’ouest, une rivière à la mémoire qui gronde. Katherena Vermette s’en fait ici la porte-parole.

Poésie

Il y a, vers l’ouest, une rivière à la mémoire qui gronde. Katherena Vermette s’en fait ici la porte-parole.

C’est par hasard que je suis tombé sur North End Love Songs (traduit depuis par Hélène Lépine aux éditions Mémoire d’encrier sous le titre Ballades d’amour du North End, dont la version originale en anglais a remporté en 2013 un Prix du Gouverneur général), un recueil puissant qui arpente les affres d’un quartier malfamé de Winnipeg. L’autrice s’y faisait tant sociologue que confidente, laissant l’opinion percoler à même le poème sans jamais se conforter dans la rancune. Porte-voix des enjeux et des conditions autochtones, l’écrivaine a poursuivi cette démarche dans le magnifique The Break (depuis traduit par Mélissa Verreault aux éditions Québec Amérique sous le titre Ligne brisée), où l’on avait l’impression que les personnages entr’aperçus dans le quartier North End du précédent ouvrage prenaient soudainement vie dans une prose fictive habilement maîtrisée pour un premier roman. Il va sans dire que la parution de femme-rivière, son deuxième recueil, m’est apparue comme une célébration.

D’abord, la déception

La première partie du recueil m’est tombée dessus comme une déception: au détour de cette rivière vivaient des êtres brisés cherchant à se reconstruire dans la mesure du possible, mais jamais le texte ne s’approchait de la puissance d’évocation des premiers écrits de Vermette. Les métaphores du paysage hydrographique semblaient éculées, elles prenaient peu leur envol et me laissaient sur ma faim, alors que les strophes se terminaient trop souvent sur des allures pop qui réussissent moins à la poète: «deux personnes/s’accouplent/une pâte mélangée/d’ingrédients lisses/qui font ensemble/une chose/nouvelle».

Outre le poème «arc», qui se présente à nous comme un calligramme — rupture graphique bienvenue dans une suite qui tarde à décoller —, les textes qui composent la partie «rivière noire» tournent à vide avec des renversements prévisibles: «tu me connais si bien/tu ne me connais pas du tout». Plus loin: «ça nous ressemble/presque». J’étais, après ses vingt-quatre poèmes, on ne peut plus dépité.

Puis, la révélation

Sans entrain, je suis entré dans «rivière rouge», déjà à la recherche de mon angle critique, déçu des promesses rompues du livre. Rapidement, je me suis rendu compte que j’avais abandonné trop vite. Cette rivière, qui court du Dakota du Sud pour aller se jeter au nord dans le lac Winnipeg, on peut en sentir le pouls à même le recueil de Vermette. Elle se projette dans le territoire comme une évidence: «on peut seulement/faire de la place/étendre du tabac/et l’aimer».

Et lorsqu’on arrive au poème éponyme du recueil, presque au cœur du livre, la puissance de Vermette se déploie à sa manière habituelle: entre rage et résilience. «[C]ette rivière est une femme», répète-t-elle, jumelant le fixe et le passé, faisant du cours d’eau une mémoire collective qui abreuve le territoire de ces vérités qu’on ne veut entendre: «elle a été draguée/puis traînée/des bobines de métal agrippent/ses cheveux emmêlés». Le plus long texte de l’ouvrage, il cimente à lui seul la parole de Vermette, une parole qui résonne comme une armée, une rivière comme un bataillon:

nous rappelle que nous ne
sommes que des visiteurs ici
celui-ci est son pays
elle est cette femme-là
sa voix juste
se projette
cassée par tout ce qui a été
jetée en elle
mais
son esprit réussit à rager

Dans un rapport personnel, quasi intime, mais aussi grâce à une histoire universelle qu’est celle de la rivière Rouge, Vermette propose quelque chose comme une lettre d’amour pour le bassin de ses civilisations, celles qui sont allées et venues en marge de «cette rivière […] trop occupée/à faire ce qu’elle a toujours fait —/botter des culs et prendre soin». Et que dire du proverbe du peuple cheyenne que l’autrice cite en début de deuxième partie: «Une nation n’est pas conquise avant que les cœurs de ses femmes soient dans la terre. C’est là que tout est fini, peu importe le courage de ses guerriers ou la force de leurs armes.» Certaines phrases sont comme des dogmes qui nous accompagneront longtemps.

Si «rivière rouge» se voulait une construction mythologique en bonne et due forme, la dernière partie, «une autre histoire», est une charge frontale et nécessaire où l’autrice se permet d’aborder ce qui, jusque-là, n’avait été qu’évoqué. «[L]a veille du jour de l’an 2013», poème en cinq parties, est un plaidoyer essentiel où l’écriture ne vient tempérer aucune ardeur et n’anoblir aucune revendication: «on ne fait pas partie de votre mosaïque/on est le mortier qui vous tient ensemble». Avec femme-rivière, Katherena Vermette poursuit une démarche littéraire aussi forte que nécessaire, s’élevant comme une voix qui porte poésie et territoire avec la simplicité de celles qui parlent vrai. ♦

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Katherena Vermette
Traduit de l'anglais (Canada) par Rose Després
Sudbury, Prise de parrole
2019, 116 p., 18.95 $