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Briser le silence par fragments

Briser le silence par fragments

Dans une langue acérée, libératrice et troublante, Chienne aborde l’inceste comme un traumatisme personnel et comme un enjeu social.

Autofiction

Dans une langue acérée, libératrice et troublante, Chienne aborde l’inceste comme un traumatisme personnel et comme un enjeu social.

J’ai hésité un moment avant de me lancer dans une critique de ce premier roman de Marie-Pier Lafontaine. Non pas parce que ce récit, qui se présente explicitement comme une autofiction, ne m’apparaissait pas digne d’être discuté — au contraire. J’ai dû réfléchir plus longuement qu’à l’habitude à la perspective ou au ton que j’emploierais, parce qu’il fait partie de ces textes dont le contenu appelle une certaine éthique de lecture. Parce qu’il révèle des formes de violence insoutenables, des réalités si dures qu’il me serait apparu réducteur, presque absurde d’en analyser le style ou la structure sans vraiment réfléchir aux incidences d’une telle publication.

J’ai aussi mis un moment à trouver les mots pour décrire mon expérience de lecture parce que cette œuvre témoigne d’une mise en danger impressionnante, montre une vulnérabilité qui déconcerte et laisse désarmé·e.

À travers une série de fragments, rédigés dans une langue épurée, faite de phrases brèves, parfois seulement de courts syntagmes séparés par des points, l’autrice raconte les abus et les humiliations perpétrées par son père envers sa sœur et elle lorsqu’elles étaient enfants. Les descriptions restituent parfois des scènes détaillées, parfois des sensations diffuses ou des éléments isolés: des bruits de pas qui pénètrent dans une chambre, des hurlements en sourdine, le cuir usé d’une ceinture souvent utilisée pour frapper. La prose incisive, qui préfère les images crues aux allusions, rappelle à plusieurs égards le travail de Christine Angot autour de l’écriture de l’inceste. Marie-Pier Lafontaine ne cherche pas à épargner son ou sa destinataire en occultant les détails trop choquants ou en les rendant plus tolérables à travers des représentations vagues ou des métaphores poétiques. Elle met plutôt au défi d’appréhender l’insupportable, elle force à prendre la mesure de violences qui dépassent l’entendement aux yeux de plusieurs. Le récit ne permet pas de recul ou de détachement par rapport à la souffrance exposée. Les souvenirs d’enfance comme les commentaires plus réflexifs donnent à voir une douleur et une colère vives, sans laisser présager de guérison ou d’apaisement prochain.

L’autrice énumère également tous les sévices sanglants qu’elle souhaiterait infliger à son père afin de retrouver ne serait-ce qu’un infime sentiment de justice. «Peut-être que si nous pelions sa peau, mangions sa peau, peut-être qu’une fois le corps du père putréfié, la mère commencerait à agir comme une mère», implore-t-elle. Elle s’avoue «jalouse de toutes les femmes qui réussissent à tomber amoureuse d’un homme» sans voir là «un risque pour leur vie». Lafontaine parvient ainsi à dépeindre un problème insoluble, qui prend racine dans un passé dramatique, mais trouve sans cesse des échos dans le présent.

Une politique du témoignage

Si le propos de Chienne est porté par une voix bien personnelle, la qualité de l’œuvre tient en partie de l’habileté de l’écrivaine à tirer de sa propre histoire un témoignage de la condition des femmes — du moins de beaucoup de femmes —, sans que ce glissement du particulier vers le collectif ne prenne un ton théorisant ou didactique. Les parents sont désignés comme «la mère» et «le père», les événements traumatiques comme «l’inceste». Ce choix de termes impersonnels installe un aspect générique, et ceux-ci laissent croire qu’il ne s’agit pas seulement de relater un cas individuel, mais bien de dénoncer une situation de pouvoir perpétuellement rejouée. «Nous étions, ma sœur et moi, les victimes parfaites pour mon père. Nous avions un vagin», est-il spécifié. Par ce type de remarques qui parsèment le texte, l’autrice politise son expérience; elle associe les violences subies à une misogynie systémique. Elle avoue ne croire «plus en rien si ce n’est en la capacité des hommes à détruire» et rêver parfois que «des hommes tombent en masse» sous ses coups de bassin à elle. Si ces accès de rage peuvent donner une impression de démesure, presque d’une misandrie gratuite, ils trouvent toute leur cohérence dans le fil de la narration, et apparaissent comme des réponses inévitables à des agressions qui sont, justement, excessives et ancrées dans des rapports de pouvoir inextricables.

Celles et ceux qui verraient dans les mots de Marie-Pier Lafontaine un simple exutoire, qui les assimileraient à une démarche essentiellement thérapeutique ne saisiraient pas la portée critique de la posture énonciative qu’elle réussit à adopter. On retrouve dans Chienne une parole qui réfléchit à ses propres limites et enjeux dans un contexte où la culture du viol et du silence reste un phénomène encore à déconstruire, contre lequel il faut continuer à lutter. La narratrice évoque «tout un pan de la violence» qu’elle «ne se résout pas à écrire», par crainte qu’on lui reproche d’en avoir «mis trop», convaincue qu’on l’accusera d’avoir exagéré, et l’explicit particulièrement efficace — «Que personne ne puisse croire qu’il s’agit de la fin» — suggère une prise d’agentivité rendue possible par l’écriture, mais aussi tout le chemin qu’il reste à parcourir pour que de telles histoires soient reçues à leur juste mesure. ♦

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Marie-Pier Lafontaine
Montréal, Héliotrope
2019, 113 p., 19.95 $