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Briguer l'absolu

Le premier roman très personnel d’Anouk Lanouette Turgeon présente les aléas de la vie d’une femme: des désirs irrépressibles, des enfants différents, une inextricable sensation de remous et de paix.

Thématique·s
Roman

Le premier roman très personnel d’Anouk Lanouette Turgeon présente les aléas de la vie d’une femme: des désirs irrépressibles, des enfants différents, une inextricable sensation de remous et de paix.

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En alternant entre passé et présent, la narratrice d’Une vie fretless met en scène des instants de son existence desquels émane un parti pris pour l’absence de compromis. Dès l’enfance, elle tend à vouloir tout connaître, mue par une curiosité sans limites, et se désole quand elle apprend qu’on ne peut embrasser l’entièreté des savoirs de ce monde. Qu’à cela ne tienne (et on le découvre au fil des pages), elle prendra l’existence à bras-le-corps, ne laissant rien dans le compartiment de la banalité.

Libérer la parole

En fait, la vie fournit à la narratrice des occasions d’explorer des zones qui appartiennent à l’inédit, puisqu’elle donne naissance à deux enfants atypiques, Lou et Jade, qui la maintiendront, qu’elle le veuille ou non, dans la non-conformité. Son discours sur cette maternité différente reste à son image, c’est-à-dire sans fard, sans tabou: «J’aurais voulu avoir une vie normale. Originale, oui. Mais pas à ce point-là. Des enfants normaux, en tout cas, oui, j’en aurais voulu.» À plusieurs reprises, la protagoniste franchit la frontière du politically correct. Elle envie les parents qui ont des bambins sans handicap. Elle se demande même ce que seraient ses enfants si le contexte l’avait amenée à rencontrer un autre homme que Nao, son conjoint. Cette franchise se profile dans la plupart des fragments du livre, qui vont de l’anecdote à des moments charnières, en passant par les amours fantasmés avec d’autres hommes.

Déstabilisante, cette honnêteté pare le texte d’une ouverture qui invite à déconstruire les présupposés et à entendre ce qui est souvent pensé, mais rarement dit. La singularité de cette voix constitue l’une des qualités majeures du roman. Elle ébranle et en ce sens participe à quelques-uns des rôles qu’appelle le littéraire: remettre en perspective, modifier le regard. Par ailleurs, étant donné la nature insatiable de la narratrice, l’écriture semble pour elle une voie incontournable qui lui donne les moyens de «construire des ponts au-dessus du vide. Faire durer ce qui est déjà fini. Rendre l’impossible possible.» Ainsi, elle peut faire advenir tout ce qu’il ne lui sera pas permis de vivre.

Fils coupés

Toutefois, la perspective tous azimuts de l’autrice amoindrit l’ensemble, car elle «défocalise» sans arrêt le regard de sa cible. Étreignant à la fois l’enfance, le couple, la parentalité et les passions impossibles, Anouk Lanouette Turgeon dilue son propos. En fait, ce n’est pas tant la diversité des champs thématiques qui fait défaut que les éléments dépareillés qui se succèdent. Dès qu’un tableau est esquissé, un autre suit et aborde un sujet sans lien avec ce qui précède. En résulte un paysage brisé qui tient plus de l’assemblage de morceaux épars que d’un véritable mouvement narratif, aussi hétéroclite soit-il.

La phrase, quant à elle, bien que fluide et engageante, demeure sans densité. Un style peine à prendre forme, et l’écriture relève davantage du langage parlé, sans expression propre pour la soutenir. L’humour bon enfant surgit fréquemment et donne au livre les allures d’un script de stand-up comique. Il influence également le ton, qui jure avec la profondeur que l’on voit poindre dans certains passages et tranche maladroitement avec la proposition:

Vous savez les accouchements qu’on voit dans les films, les femmes en sueur qui hurlent, insultent les infirmières, griffent leur conjoint? C’est moi.

Il y a pourtant une tendresse qui se dégage des disparités, une beauté évidente qui émerge de l’enchevêtrement des scènes. Là où l’inconnu, la peur, le vertige, le deuil laissent la protagoniste en apnée, et où le bonheur, finalement, réussit à se manifester.

Les transformations qui s’opèrent chez la narratrice à la suite des événements vécus montrent que le temps fait son œuvre, et que ce qu’on éprouve, à défaut d’avoir un sens, finit par représenter un bénéfice brut qui vaut bien les séismes intérieurs. Les jours fretless, c’est-à-dire sans repère, ont beau requérir un apprentissage plus intensif, il n’en reste pas moins qu’ils promettent une infinité de possibilités et de trajectoires, inconnues de ces jours qui nous offrent la tranquillité des voyages organisés.

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Anouk Lanouette Turgeon
Montréal, XYZ
Quai no 5
2021, 296 p., 25.95 $