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Avec ou sans testament

Garder à flots une revue est un défi pour des comités qui doivent éviter les écueils de la passation et les conflits de succession. Comment passer (et reprendre) le flambeau sans créer de flammèches ?

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Garder à flots une revue est un défi pour des comités qui doivent éviter les écueils de la passation et les conflits de succession. Comment passer (et reprendre) le flambeau sans créer de flammèches ?

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Lorsqu’ils traversent les époques et survivent aux conflits et aux départs, les périodiques deviennent des lieux d’histoires, maisons de culture dont le nom évoque des décennies de textes, de lectures, de prises de position. Cette année, Liberté atteint l’âge vénérable de soixante ans ; Spirale célèbre ses quarante ans, Estuaire, Lettres québécoises et Jeu soufflent quarante-trois bougies, Mœbius a quarante-deux ans d’existence. XYZ. La revue de la nouvelle est la plus jeune des « vieilles » revues littéraires avec trente-quatre ans au compteur.

En 2012, l’arrivée de Nouveau Projet, magazine à la périodicité élargie, a coïncidé avec une rénovation de certaines revues québécoises et à un passage du format « livre » au format « magazine ». À l’intérieur de quelques années, plusieurs ont fait l’objet d’une refonte complète : Liberté en 2012, L’Inconvénient (fondée en 2000) en 2014 ; Estuaire et Spirale en 2015, Mœbius et Lettres québécoises en 2017. Ces refondations ont permis de marquer des changements majeurs, comme l’arrivée d’une nouvelle équipe de rédaction ou une modification importante de la ligne éditoriale. « Les communautés se renouvellent autour des nouvelles moutures », remarque la rédactrice en chef de Mœbius, Karianne Trudeau Beaunoyer. Mais de l’« ancienne mouture », que reprendre, que trahir ?

« Pour faire court, les moments de passation ou de changement de direction d’une revue, c’est comme un changement de régime politique. Il faut s’apprivoiser, apprendre à travailler ensemble », explique Daoud Najm de la revue de critique et d’essai Spirale. Depuis son arrivée en mars 2018, il a d’abord été membre du comité de rédaction pour ensuite occuper le poste de responsable de l’édition.

Pour Najm, les enjeux de succession sont loin d’être simples : il y a bien sûr l’apprentissage de la « fabrique » de la revue (demandes de subvention, distribution, partenariats divers, diffusion, etc.) ; il faut aussi, comme responsable de l’édition, prendre les mesures de son champ d’action, négocier sa propre vision de la revue avec celles, parfois multiples ou discordantes, des membres du comité de rédaction. « Depuis sa fondation, Spirale est une revue de critique, qui ne prend pas de partis pris politiques, une revue de recension. Comment faire la même chose à travers des formes neuves ? […] Comment conserver quelque chose de l’esprit Spirale en lui insufflant du nouveau ? Il n’y a pas de passation, pas de transmission, pas de relève s’il n’y a pas de nouveauté impulsée dans la revue », ajoute Daoud Najm.

Principes de succession : préparer, prendre, repenser

La revue est comme une maison dont on change la devanture, à laquelle on ajoute des annexes ou des fenêtres (pour changer la perspective), dont on peut aussi recycler les matériaux, refaire les fondations, défaire les pièces. La division des espaces, son organisation, est sans doute ce qui change le plus souvent. À Spirale, le quarantième anniversaire et l’arrivée de Daoud Najm ont donné lieu cet hiver à un renouvellement de la maquette et à l’apparition de nouvelles chroniques dont « Critique de la critique ».

À la revue de création Mœbius, qui a intégré le Groupe Nota bene en 2016 (tout en conservant son autonomie), le changement de propriétaire a été l’occasion de mettre sur pied un tout nouveau comité de rédaction principalement issu du milieu littéraire universitaire (Jeannot Clair, Marc-André Cholette-Héroux, Roxane Desjardins, Clara Dupuis-Morency, Jean-Philippe Michaud, Chloé Savoie-Bernard, Laurance Ouellet Tremblay). La rédactrice en chef derrière ces évolutions, Karianne Trudeau Beaunoyer, indique qu’en plus de nouvelles formes, certaines rubriques anciennes comme « Lettre à un écrivain vivant » et « Les yeux fertiles » ont été « reformulées » pour mieux correspondre à la vision que les membres avaient du lieu. Idem pour la pratique du thème, qui est passé d’une proposition nominale à une phrase tirée d’une œuvre (« Déposer ma langue sur un crochet, crier enfin : "Je suis rentrée à la maison !" » [Carole David], hiver 2019). « Même si l’équipe était entièrement nouvelle, il y avait l’enjeu de respecter ce qui avait été mené à bout de bras pendant quarante ans avant nous, explique Trudeau Beaunoyer. On ne voulait pas faire table rase, mais on ne voulait pas non plus reprendre et refaire la même chose à l’infini. On s’est ménagé un entre-deux. »

La reprise de Mœbius, tout comme celles de Spirale, d’Estuaire, de Liberté, de Lettres québécoises, a été marquée par une refonte graphique de la revue, qui la situe quelque part entre le « beau livre » et le magazine. « C’est une manière de marquer le changement d’équipe afin qu’il ne passe pas inaperçu, explique Trudeau Beaunoyer. C’est l’idée que les nouvelles visées se matérialisent dans un objet qui soit physiquement différent. » Mœbius accueille aussi un écrivain ainsi qu’une artiste en résidence qui illustre les couvertures pendant un an, soit quatre numéros. Pareillement, le nouveau comité d’Estuaire montre une volonté très forte d’établir un dialogue avec des artistes visuels par l’entremise d’une résidence et de cahiers ponctuels, une manière pour eux d’enrichir et de complexifier l’expérience de lecture. Ce souci de l’image, de la plasticité de la revue, caractérise tant les anciennes publications qu’une nouvelle venue comme Tristesse (2017, deux numéros par année), qui offre une exploration parfois ludique de l’espace de la page.

Garder la ligne, rester en forme

Cette malléabilité des périodiques est la condition de leur vitalité, expose Rosalie Lavoie de Liberté. « Une revue ne doit pas être consensuelle, il faut qu’il y ait des tensions, elle doit accueillir une multitude de voix. » Arrivée à la revue comme réviseuse en 2012, puis coordonnatrice de 2016 à 2018, elle en assure depuis la codirection avec Aurélie Lanctôt. Celles-ci souhaitent en particulier poursuivre le travail amorcé par le directeur Philippe Gendreau et par le rédacteur en chef Pierre Lefebvre en 2006, et qui a culminé avec la refonte complète de la revue en 2012. « La ligne éditoriale de Liberté est l’héritage le plus important de la revue : "Art et politique", c’est [la ligne qu’a ramenée] Pierre. On s’en va peut-être vers quelque chose de plus combatif. Les temps appellent ça. »

Revue littéraire, revue de critique et d’essais, Liberté est plus politique que jamais dans son histoire. « On a envie de porter à la réflexion, de faire changer les choses. » Ce parti pris pour une fonction politique de la parole littéraire (et inversement) est officiellement celui de Liberté depuis 2012, mais il est loin d’être celui de toutes les équipes ou de tous les directeurs passés. Si Hubert Aquin (directeur de 1961 à 1962) aurait sans doute appuyé une telle ligne directrice, il est peu probable que d’autres comme François Ricard (1980-1986) ou Marie-Andrée Lamontagne (1993-1999) aient consenti à la suivre. Pierre Lefebvre, Lavoie et Lanctôt après lui, a choisi Aquin et son engagement, et a mis de côté des figures « célèbres », qui indiquaient d’autres chemins. À Liberté, le passé est comme un vaste grenier où chaque équipe fait le tri entre les bibelots et les reliques.

Passer en revue, entrer en dialogue

Estuaire est aujourd’hui conçue, explique son directeur littéraire Michaël Trahan, comme un lieu d’accueil pour une poésie écrite en fonction de et pour la revue elle-même : « On veut être une revue qui fait écrire et non une revue qui accueille des manuscrits en cours d’écriture. On a travaillé fort pour qu’elle devienne un moteur de création, qu’elle fasse créer tant sur le plan de l’écriture que sur celui des œuvres visuelles. C’est au cœur du renouveau de la revue, au cœur de notre posture éditoriale. » D’une certaine façon, Estuaire appelle les poètes à se risquer, à écrire un peu à côté de leur aire habituelle, à créer de la singularité.

Au contraire d’autres revues culturelles, à Estuaire, « il n’y a pas eu de passation directement », raconte Trahan. En 2014, un hiatus entre le comité de rédaction (Martine Audet, André Roy, Élise Turcotte) et la direction générale a en effet amené une démission en bloc du premier. Véronique Cyr, Annie Lafleur et Michaël Trahan ont été approchés pour former un nouveau comité, projet qu’ils ont accepté non sans se poser la question de la solidarité envers le comité précédent. Le projet collectif d’une revue dépasse-t-il un conflit ponctuel et malheureux ? Puis, comment hériter d’un lieu sans testament ? « Le thème de notre premier numéro a été 336 heures : c’est le temps qu’on a laissé aux poètes pour écrire leurs poèmes ! » relate Trahan. « On a appris à lire ensemble, à écrire ensemble, à trouver une voix commune, à accompagner les autrices et les auteurs. La revue avait déjà une structure préexistante : c’est une revue subventionnée, les inquiétudes n’étaient pas de ce côté-là. Personne ne nous a appris ou ne nous a aidés à nous repérer dans le travail de lecture, le travail d’écriture, le travail éditorial. »

Le projet d’une revue littéraire est précaire, et les difficultés de la passation sont loin d’être les seules rencontrées. « La périodicité est tout un contrat de travail », souligne Trahan. Pour Rosalie Lavoie, qui a aussi cofondé Tristesse, « une revue DIY » de création et d’essais, « ça prend beaucoup de passion faire une revue, parce que ça demande tellement de temps et d’énergie, et que ça ne rapporte pas d’argent ». Cette précarité prend aussi, pour Daoud Najm, la forme d’un enjeu pécuniaire pour la nouvelle génération qui occupe la permanence des revues : elle doit parfois composer, en plus de la direction, avec une vie de pigiste ou des emplois contractuels. Il souligne aussi que les revues littéraires semblent se professionnaliser, devenir plus indépendantes, tout en étant peut-être plus perméables aux exigences économiques de la publication.

Dans un texte de 1970, le critique et professeur de littérature Georges-André Vachon résumait la portée d’une revue littéraire. « Une revue littéraire, écrivait-il, ce n’est pas d’abord un objet appartenant à la classe des livres imprimés. C’est plutôt — comme le furent en leur temps le marché ou la place publique, la cour princière, le salon, le café, le cabaret — un lieu où la littérature se fait. » Ce sont des espaces d’essais, d’adaptations, de consécration, nous dit Vachon ; de réussites, de conflits, d’amitiés aussi. ♦

 


Rachel Nadon est doctorante à l’Université de Montréal. En 2016, elle a fait paraître La résistance en héritage. Le discours culturel des essayistes de Liberté (2006-2011) aux Éditions Nota bene.

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