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Autoportrait d'une femme épuisée

Autoportrait d'une femme épuisée
Autoportrait
Photo : Hamza Aboueloualaa
Photo : Hamza Aboueloualaa

 

 

«Les idées sont des succédanés des chagrins;
au moment où ceux-ci se changent en idées,
ils perdent une partie de leur action nocive sur notre cœur,
et même, au premier instant, la transformation
elle-même dégage subitement de la joie.»

– Marcel Proust, Le temps retrouvé

MODE D’EMPLOI

Ma seule certitude est d’être une fille de l’est de Montréal et la mère de jumeaux fraternels. Enceinte, je lisais quantité de livres de fiction sur le sujet pour me préparer. Les météores, de Michel Tournier, La trilogie des jumeaux, d’Agota Kristof, La petite Fadette, de George Sand. J’ai presque tout appris dans les livres: cuisiner, nettoyer, penser, accompagner, rêver, écrire.

Pour le reste, je suis prise d’un doute perpétuel. Aujourd’hui, je me déconstruis en dévoilant une partie de mon histoire personnelle. J’arrive enfin à la vérité littéraire.

 

IDENTITÉ

Chez une amie, vers l’âge de dix ans, nous passons nos après-midi dans son sous-sol à fouiller dans des caisses de vieux vêtements qui sentent la moisissure. Après les avoir essayés, nous paradons dans la partie salon avec ses murs en contreplaqué et ses trophées de bowling qui traînent sur les étagères. Nous nous fabriquons des identités. La sœur de mon amie épie nos jeux. Elle est atteinte d’une maladie. En fait, elle souffre de problèmes de santé mentale. Un jour, elle arrive avec un couteau pour nous attaquer.

Une fois habillées et coiffées, nous choisissons dans la pile de 45 tours un titre sur lequel faire du lip sync. Une de mes chansons préférées est «C’est le fruit de notre amour». Je ne comprends pas ce que cette expression veut dire. La chan-teuse Moïra est d’origine italienne comme ma mère. Elle sera oubliée comme bien d’autres vedettes de l’époque.

À l’université, avec des collègues, on s’attribue les personnages proustiens de À la recherche du temps perdu pour discuter et argumenter. Nos personnalités se transforment lors des après-midi passés sous les arbres dans le jardin d’une amie. Tout récemment, j’ai lu Atelier Albertine: un personnage de Proust, d’Anne Carson, une série de notes comme une confession en écho. Si un protagoniste ne peut pas nous guérir, nous pouvons continuer à être attentifs et attentives à ses différentes déclinaisons. Après tout, nous sommes des ventriloques.

 

BANLIEUE

De huit à vingt ans, j’habite avec mes parents à la limite de deux arrondissements, Saint-Léonard et Nouveau-Rosemont, une banlieue insulaire sans services. Cet espace contient les expériences fondatrices de mon enfance et de mon adolescence. Je grandis entourée de boisés et d’anciennes terres agricoles sur lesquelles des entrepreneurs d’origine italienne bâtissent des duplex à pierres blanches comme celui qui appartient à ma famille. Ma grand-mère et ma tante travaillent dans des usines de guenilles. Elles occupent le deuxième étage de notre maison. Entre 1967 et 1969, alors adolescente, je suis aux premières loges de la crise linguistique de Saint-Léonard qui fracture la communauté italienne de Montréal1.

Ma mère s’ennuie comme la plupart des femmes à la maison. Mon père, voyageur de commerce, est absent dans tous les sens du terme. Je vis dans une série américaine télévisée comme Father knows best sauf qu’elle se déroule dans une famille de classe moyenne inférieure désargentée qui n’aspire pas seulement à combler ses besoins de base, elle veut avoir accès à ce petit luxe qui pourrait l’élever. Ce désir la rapproche d’un monde chimérique.

 

ENSEIGNER

J’ai passé la plus grande partie de ma vie à transmettre des passions inutiles. Les conditions de mon émancipation, de ma libération s’inscrivent dans un espace public consacré à la parole et à l’apprentissage d’un certain esprit critique. D’enfant muette et timide, je suis devenue une figure d’accompagnatrice. En fait, je m’invente par le langage, responsable de ma guérison. Je comprends que l’éducation qui paraît accessible reproduit en tous points les inégalités sociales. En vérité, je ressens une colère qui ne s’est jamais éteinte.

 

FAIT DIVERS

Le fait divers m’a toujours fascinée. Fresque sociale, catégorie fourre-tout, il est un fil rouge dans mes publications et ma psyché. La petite histoire des gens invisibles qui sont médiatisés le temps d’un méfait. «À l’avenir, chacun aura droit à 15 minutes de célébrité mondiale.» Je me rappelle cet aphorisme de Warhol que je formule souvent à voix haute.

Monica Proietti est abattue en pleine rue en 1967 à Montréal-Nord après un vol de banque. J’ai écrit une nouvelle, «Mère à main armée2» inspirée par ce fait divers. Ce dernier révèle la détresse d’une mère de famille monoparentale élevée dans la violence et la pauvreté. Cette femme reproduit ce à quoi elle a été confrontée durant son enfance et la criminalité de subsistance qui la mènera à sa perte. L’histoire de Monica prend les allures d’un épisode de la lutte des classes et de la condition des femmes.

En août 2008, Fredy Villanueva tombe sous les balles d’un policier. Il jouait aux dés dans un parc du même arrondissement tristement célèbre, une autre affaire classée comme un fait divers.

Will Prosper vient enfin de recevoir le financement pour réaliser son documentaire. «On nous a dit que c’était un fait divers, que ce n’était pas un enjeu de société et qu’on ne voyait pas la pertinence de faire un film là-dessus. C’est de courte vue parce que ce sont des enjeux qui touchent les sociétés occidentales et qui ont explosé depuis la mort de George Floyd», explique son producteur, Yanick Létourneau.

Le fait divers est à l’origine des romans non fictionnels De sang-froid (In Cold Blood, 1965), de Truman Capote, et L’inconnu de la poste (2021), de Florence Audebas. Ces ouvrages ont le mérite de transformer des événements en faits de société. Je ne saurais dire à quel point je crois à cette Histoire.

Jusqu’à tout récemment, les féminicides étaient eux aussi classés sous la rubrique des faits divers, qui plus est celle des drames conjugaux. Cette violence envers les femmes était à l’évidence minimisée. Au moment où j’écris ces lignes, le treizième vient d’avoir lieu à Limoilou, un quartier de Québec.

 

DES CONDITIONS POUR ÉCRIRE

Je me suis interrogée à différentes époques de ma vie sur la situation idéale pour créer: une cabane comme celle dont Annie Dillard parle dans plusieurs de ses livres, En vivant, en écrivant (The Writing Life, 1989) et Pèlerinage à Tinker Creek (Pilgrim at Tinker Creek, 1974); une rente à vie; une chambre à soi évoquée par Virginia Woolf dans son célèbre livre?

Le titre de cet ouvrage a été reformulé – Un lieu à soi – à l’occasion d’une nouvelle traduction par l’autrice Marie Darrieussecq, car il s’agit bien d’un «lieu» à habiter et à investir.

Je ne peux pas vivre en dehors de la ville. La solitude urbaine m’apparaît comme l’une des crises nécessaires à la créativité. Rêver à la mer et puis y renoncer pour maintenir cet état limite hors duquel je ne suis pas en pleine possession de mes moyens.

La trilogie autobiographique de Deborah Levy est à certains égards éloquente sur cette question. Le dernier volet, Real Estate (2021), soulève des interrogations sans y répondre. Quand la maison familiale, conjugale, est démantelée, il ne reste qu’à rebâtir cet espace de création auquel on a rêvé tant de fois. J’y suis depuis dix ans déjà. Dans mon petit appartement, j’apprends à devenir sujet quotidiennement. «La maison appartient à la femme», dit Marguerite Duras, cet espace mental et physique habité.

 

TRANSFUGE

Mon récit sociétal s’est élaboré bien avant ma naissance. Comme fille d’immigrant·es devenu·es ouvrier·ères après avoir fui leur condition de paysan·nes dans leur pays d’origine, l’Italie du Sud, ma mère avait déjà entrepris sa mobilité sociale. Elle perd son nom de jeune fille en mariant mon père, fils d’un artisan-commerçant québécois déchu après le krach boursier de 1929. Ma mère est devenue elle-même, à la mort de son père, une ouvrière dans une usine de broderie du Mile-End.

Je compléterai cette ascension en obtenant des diplômes universitaires; je suis professeure de français et de littérature, j’écris et j’évolue dans un milieu à mille lieues de ceux de mes parents et de ma famille élargie. Cela n’a pas fait disparaître pour autant les traumatismes liés à l’immigration. À la maison, ma mère parle un dialecte avec moi et sa mère. Je réponds en français. Quand j’amène des ami·es sans l’avertir, elle me réprimande dans la langue de la honte. J’ai deux voix, celle du dedans et celle du dehors.

En étant scolarisée dans des pensionnats au primaire et au secondaire comme externe, bien malgré moi, je suis rapidement confrontée aux différences de classes. Sans en comprendre tout à fait les enjeux, je me rends compte que je suis écartée de certaines activités à cause du manque d’argent de mes parents. La pratique de sports, l’apprentissage de la musique et de la danse classique sont inaccessibles. Je mime cependant les gestes, la voix, la manière de parler de l’autre classe. Le cursus scolaire offre des cours de diction. Je gagne des concours. Les adultes me disent que je suis polie et distinguée. Je me baigne dans des piscines creusées en reniant mes origines. Lors d’un séjour à Paris, mes hôtes me demandent pour quelles raisons j’ai perdu mon accent québécois. Je ne parle plus avec mes anciennes voix.

 

LA POÉTIQUE DE L’APNÉE

Depuis l’enfance, je vis une sorte de préfiguration de la mort durant mon sommeil. Entre les arrêts respiratoires, je suis le reflet de ma poésie. Voilà comment les règles se sont énoncées.
Au réveil, je crains qu’il y ait une mer à franchir: la fatigue chronique, le manque de concentration, la peur du dernier souffle. Je répare ce qui s’est brisé à mon insu. Mon cerveau-corps a tendance à thématiser la douleur. J’ai construit cette métaphore pathologique et mortifère qui nourrit mon imaginaire. Presque absente à moi-même, je n’existe somme toute qu’entre ces pauses. Je m’imagine flotter dans l’espace en sortie extravéhiculaire comme dans Gravity (2013) sauf que je ne suis pas Sandra Bullock.

Sûrement mon amour démesuré pour l’œuvre de Susan Sontag y est pour quelque chose. Son essai phare La maladie comme métaphore (1978), réflexion née du cancer du sein qui a failli la tuer, dénonce cette conception romanesque de la maladie. Je me rappelle l’avoir écoutée lors de sa venue à Montréal dans les années 1980. Le sujet et le lieu de sa conférence m’échappent, trop inondée par la joie que me procure mon admiration pour cette intellectuelle. Elle continue à me sauver la vie.

 

TAXI

Mon grand-oncle Lino, chauffeur de taxi, conduisait en chantant des airs d’opérette italienne. Il voulait jouer et avait trouvé sa scène. Peu de temps avant sa mort dans son appartement de l’avenue Querbes à Parc-Extension, il m’a amenée sur la Métropolitaine déserte qui venait d’être inaugurée. Mon premier souvenir de balade en taxi les fenêtres grandes ouvertes. Il m’avait dit de tenir mon chapeau de paille pour ne pas qu’il s’envole. Interné injustement pendant la Seconde Guerre mondiale à Petawawa en Ontario, il n’évoquait jamais ce douloureux épisode de sa vie. Au printemps dernier, quand Justin Trudeau a présenté des excuses officielles à la communauté italo-canadienne, ces images sont remontées à la surface. Elles parlaient d’une blessure secrète. Je me suis dit à cet instant qu’il y avait sûrement dans les archives de ma famille une photo de lui. J’ai retrouvé celle de son mariage avec ma grand-tante enfouie dans une boîte. Antonietta a mis du temps à surmonter la mort soudaine de son mari. Pour la sauver du chagrin, j’ai fait d’elle un personnage dans mon roman Impala3.

 

LE DERNIER CHAPITRE

Une inquiétude m’est venue en réalisant cet autoportrait. Et si je renonçais en toute conscience à l’écriture avant que les ténèbres et la solitude définitive ne s’emparent de moi? J’ai tué des peines en lisant. Les livres existent pour cette raison. Quelle sera mon ultime lecture, la nature du dernier récit à peine esquissé? Une hantise étrange m’habite. Je m’installerai dans une vallée de larmes.

  • 1. saint-leonard-debut-conflit-linguistique-quebec-julie-noel
  • 2. Histoires saintes, Montréal, Les Herbes rouges, 2001.
  • 3. Impala, Montréal, Les Herbes rouges, 1994.
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