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Au jardin des terreurs herbacées

Au jardin des terreurs herbacées

Intrigue horrifique aux accents psychédéliques, Sarclage revisite ruptures d’amitié et secrets familiaux dans un registre botanique.

Bande dessinée

Intrigue horrifique aux accents psychédéliques, Sarclage revisite ruptures d’amitié et secrets familiaux dans un registre botanique.

Quand Lise propose de faire un arrêt au bungalow de Martine pour le thé, Rose finit, en dépit de ses réticences, par acquiescer. C’est qu’elle n’a pas reparlé à Martine, son amie d’enfance, depuis belle lurette. De fait, il y a plusieurs années, Rose s’est entichée du mari de Martine et l’a épousé, un événement qui a provoqué la fin de leur amitié. À son tour en train de divorcer, Rose demeure fermée à l’idée de reprendre contact avec son ancienne camarade, qui semble pourtant espérer, contre toute attente, un tel retournement de situation. En concoctant le thé pour ses invitées, Martine cueille par mégarde une plante maléfique dans son jardin et ressuscite Cécile, sa sœur disparue dans des circonstances tragiques. L’après-midi a priori bucolique se transforme rapidement en un véritable bad trip auquel prendra part Rose, et ce, bien malgré elle.

Ce premier livre de Geneviève Lebleu jumelle avec brio une ambiance onirique inquiétante à des scènes réalistes, où les malaises et les non-dits sont explorés. La signature graphique de l’album alterne entre un imaginaire déjanté ainsi qu’un trait plus froid et distancé. Celui-ci rappelle à certains moments le travail de Brigitte Archambault, qui s’est aussi intéressée à la stérilité de la banlieue pour mieux la subvertir.

La revanche des jardins intérieurs

Le titre de l’œuvre renvoie à une action ordinaire, mais primordiale pour tout·e jardinier·ère: arracher les mauvaises herbes, les indésirables, pour réserver les ressources aux «bonnes» plantes. Si ce geste nous est d’abord présenté de manière littérale (l’histoire s’ouvre sur une scène de jardinage), il prend tout son sens sur le plan symbolique, puisqu’un drame familial, antérieur au conflit entre les amies d’enfance, parasite la capacité de Martine à s’affirmer. Cela exaspère Rose, qui associe la gentillesse de son acolyte à un manque de caractère, mais aussi Cécile, qui profite de son «retour à la vie» pour s’attaquer aux deux femmes.

Loin de se développer dans un idéal de sororité qui, s’il est important de le représenter, tend parfois à gommer les complexités des relations humaines, l’univers de Sarclage décrit un écosystème où se mélangent rêves, tensions et refoulements. Sa dimension surnaturelle et sa fin ouverte permettent plusieurs lectures, selon les interprétations que l’on attribue aux comportements des personnages. En effet, leurs psychés, en particulier celle de Martine, constituent la clé de voûte de l’œuvre. Certaines transitions narratives pourraient être un peu plus fluides mais, dans l’ensemble, le jeu d’équilibre entre les imprécisions, qui alimentent le suspense, et l’approfondissement des émotions des protagonistes est bien dosé. De manière évidente, l’autrice s’amuse avec l’image figée du «jardin intérieur», et il est facile de se glisser dans son univers.

Une liane qui dépasse du jupon

La grande réussite de Sarclage tient à sa facture visuelle. Des aplats de noir opaque et des jeux de texture avec des trames accentuent la profondeur de l’image. Il se dégage aussi une sensation d’étrangeté, de décalage, entre autres dans les scènes de dialogues entre les femmes, par exemple au moment où Martine se fait réveiller par son invitée, que Lebleu a choisi de dessiner en contre-plongée, ce qui lui donne une forme un peu grotesque, voire inquiétante (il faut dire que ce n’est pas un angle avantageux pour quiconque).

Heureux mariage entre les Aventures d’Alice au pays des merveilles (1865) et L’étrange créature du lac noir (1954), les passages plus fantastiques, qui mettent en valeur la nature indomptable du jardin, font particulièrement belle figure au sein de l’ouvrage. Herbes, pistils et feuillages s’entremêlent, se nouent et se dénouent, au fur et à mesure que déambulent Rose et Martine, devenues des plantes anthropomorphisées. Bien qu’insolite, leur métamorphose semble les révéler: la forme de Martine rappelle Jeremiah «the innocent frog», de Daniel Johnston, qu’on retrouve sur la pochette de son album Hi, How Are You: The Unfinished Album (1983). Un peu plus loin, dans une séquence muette, en gaufrier, étalée sur deux pages, la mutation de Cécile en «plante-araignée-humanoïde» est aussi plutôt marquante. Jamais gratuite, l’utilisation du fantastique ouvre le champ des interprétations et nous incite à nous questionner sur les liens entre les protagonistes, à ce qu’elles représentent les unes pour les autres. La nature horrifiante pourrait ainsi révéler les troubles et les traumas qui subsistent dans les silences, à la manière d’une prise de conscience existentielle sous l’influence de substances hallucinogènes.

Empruntant à la nouvelle sa concision narrative et son sens de la chute, Sarclage est d’une efficacité indéniable, car l’autrice parvient à multiplier les couches de sens et de mystère dans son récit.

De quoi donner envie de creuser, prudemment, avec une petite pelle de jardinage.

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Geneviève Lebleu
Montréal, Pow Pow
2022, 102 p., 21.95 $