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Archéosophie sous le soleil

All my knowledge rests in my «French-Canadianness» and nowhere else.
– Jack Kerouac, alias Ti Jean Incogniteau

Thématique·s
Collaboration spéciale en trois volets
Première partie

All my knowledge rests in my «French-Canadianness» and nowhere else.
– Jack Kerouac, alias Ti Jean Incogniteau

Thématique·s

C’est au mois d’août 1991, avant de reprendre le collier collégial, que j’ai décidé d’une petite excursion vers la maison où William James est mort en août 1910, revenant d’Europe via le port de Québec. Très malade. Avec lui, sa sœur Alice et son frère Henry, qui connaissait déjà cette ville d’allure balzacienne; «an ample something which is not our expansive selves». Ils ont pris le train (réseau ferroviaire étendu) vers le sud, probablement avec beaucoup de Canadiens français de l’exode, jusqu’à Chocorua, New Hampshire. Moi, j’avais terminé la rédaction de mon enquête sur l’affaire Guibord, un refus de sépulture; je louais une maison à Ayer’s Cliff à flanc de colline et qui donnait sur le magnifique lac Massawippi. Ainsi il suffisait de se laisser glisser du nord au sud dans ces longs couloirs traversant les montagnes Blanches. Route 91, puis la 93 enjambant la rivière Connecticut et pensant bien sûr au canot de Thoreau. Puis la route 302 enserrée par les montagnes, parfois le sentiment d’être écrasé, petite angoisse. Méditant au bruit du moteur sur les Abénakis, la wildernessdu XVIIIe siècle, les plaques d’immatriculation «Live Free or Die». Arrivé au village de Chocorua, je me suis arrêté à un general store. Proprio dans la cinquantaine, sympathique. Je lui parle de William, il me dit qu’il y a une rumeur, c’est une maison sur le bord de la route 16 avec un toit brun. Je fouille dans son magasin et trouve une bouteille de bordeaux Prince Noir, surnom du terrible Édouard de Woodstock, duc d’Aquitaine qui gît dans la cathédrale de Canterbury. Un peu beaucoup étonné! Lui achète pour quelques dollars: «I guess it’s a good one», lance-t-il. Je longe lentement la route 16, une maison semble répondre à la description; je frappe à la porte arrière. Personne. Je furète autour, ramasse trois cailloux, un bout de tôle et une branche sans écorce. Sur la propriété voisine, une femme avec large chapeau, je lui parle de mon projet, elle confirme que la maison est bien celle de James et même que son fils y a habité jusque dans les années 1960. J’avais une photo de James et Josiah Royce sur un muret, toujours là; en la lui montrant de plus près est apparue la moitié de son visage brûlé… Je reviens au village, mange un sandwich dans un café sympa donnant sur la rivière Chocorua. Réfléchis à ce monde rempli d’histoires singulières qui se déroulent parallèlement. Dernier acte: je monte jusqu’au cimetière dans un décor superbe, pas de pierre tombale au nom de W. J. mais beaucoup d’écureuils. Aussi je reprends la route en ruminant pendant quelque trois heures et, au poste-frontière de Stanstead, on me laisse passer avec la bouteille de Prince Noir sur le banc arrière entre moult livres. Le lendemain, je me remettais au travail sur une longue recension de Richard Rorty, L’homme spéculaire (affreuse traduction), esquissant le chassé-croisé d’une conversation d’un point de vue québécois, franco-nordique. Tempus fugit. L’eau du fleuve a coulé sous le pont Jacques-Cartier et celui de Québec. Presque un quart de siècle plus tard et après nombreuses publications et recherches tous azimuts – relancé la puissante plaidoirie de Joseph Doutre au procès Guibord dans le débat sur la laïcité, écrit un nouveau droit à l’aventure,etc. –, j’apprends que la maison de William James est devenue le centre officiel du Centenaire de sa mort. Ah tiens, I was there! Et John Kaag, jeune professeur de l’Université du Massachusetts à Lowell, où est né Kerouac, publie American Philosophy: A Love Story (2016). Ouvrage singulier qui s’ouvre sur une question-adresse de James, «Is life worth living?», alors que l’auteur découvre la maison et la bibliothèque abandonnée du philosophe Ernest Hocking, décédé en 1966 à Madison (NH). À sept kilomètres de Chocorua! Mis à part son histoire personnelle (échec d’un mariage) tissée avec l’enthousiasme d’une nouvelle rencontre, c’est le titre qui m’a interpellé. Pourrait-on écrire aujourd’hui Philosophie québécoise: une histoire d’amour (au sens historico-continental) sans faire tiquer sur l’épithète «québécoise», à la fois stigmate, phonème de paille ou masque d’ignorance? Pourtant l’expression vient de Jacques Brault en 1965, poète, penseur-clochard. L’équivalent du livre de Kaag serait impossible au nord du 45e parallèle, dirait telle autorité, parce que l’objet est absent et que la riche tradition américaine (d’Emerson et Thoreau à Stanley Cavell) est inexistante ici, ou alors à construire mais vouée à des entreprises idiomatiques, non professionnelles, littéraires, «archéologiques». Or une tradition existe bien, la tradition des résistances inventives à l’enseignement hautement institutionnel dans la colonie ou la province, et ce, depuis Lahontan. Trois siècles1! Se rebiffer ou vivre hors des néo-orthodoxies, affronter son umwelt, transformer les regards puisque les théories sont trop souvent des lieux de refuge, au pluriel… À quel prix devient-on libre-penseur sous un discours académique écrasant? Le chercheur comme une Antigone responsable et la culture comme art très humain des dépouilles offertes au soin du futur? Raconter, radicaliser son expérience néo-mondiale dans la pensée enrichira toujours le palimpseste euro-américain de la Modernité. Et s’il y a «conscience du désert», cela n’interdit en rien de créer outre mesure, pragmatico-desperado. L’universel gît dans le lieu, lieu de sa reconnaissance par la voix, lieu du recommencement de toute philosophie. Au fond les mots-fétiches ou reliques Sujet, Raison, Valeur, Conscience de soi doivent y être mis à l’épreuve, embodied. Devenir autodidacte tout terrain après l’obtention d’un diplôme; zéro dilemme entre paradigmes. Ne plus se contenter du rétro-chic conceptuel mais plonger, par exemple, autrement dans la littérature uruguayenne ou ajouter à la fricassée du renaissant Montaigne.

Ainsi se termine une petite remembrance que je cuve depuis le confinement: expérience philosophique d’un francofaune revenu d’une excursion avec quelques cailloux et un bout de branche, plus, depuis hier, l’image vidéo d’un renard se prélassant au soleil printanier sur le haut d’une pierre tombale au cimetière Mont-Royal. Il y a de l’avenir malgré tout. La ruse clandestine, la joie du travail, le silence.

 


Robert Hébert est un éducateur, écrivain et philosophe expérimental. Il a publié récemment Derniers tabous (Nota Bene, 2015) et Monsieur Rhésus (Nota Bene, 2019). Pour les esprits curieux, voir Dalie Giroux et Simon Labrecque (dir.),
Robert Hébert: la réception impossible, PUM, 2021.

  • 1. On pourra lire mon manifeste créole «Penser l’Amérique en philosophie» (1995), revu et abrégé sous le titre de «Littoral pour la pensée», Novation: philosophie artisanale, Liber (2004), ainsi que divers chapitres d’Usages d’un monde, Trahir, 2012 – disponible gratuitement en ligne.
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