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Apprendre à ne plus dormir

Apprendre à ne plus dormir
(lettre à Marcel Hébert)
Hommage
(lettre à Marcel Hébert)

Marcel, ma vie telle qu’elle l’est, je l’ai créée à partir d’obsessions et, vers la fin des années 1990, ma vie ressemblait à cette image que j’utilise aujourd’hui quand j’enseigne et évoque la révolution industrielle : un nuage de charbon au-dessus de Paris. Vers la fin des années 1990, je vivais dans un sous-sol à Brossard, et un nuage de charbon m’enveloppait, de jour en jour et, la nuit, constamment, ce nuage plein, toujours sur le point de crever, me protégeait, un paysage en condensé parfait, invisible, il y avait un paysage qui se dessinait comme une crise.

Vers la fin des années 1990, j’empruntais et achetais compulsivement des romans américains et des recueils de nouvelles américains — Laura Kasischke, Don DeLillo, Melanie Rae Thon, Denis Johnson —, et des livres de poésie québécoise, et ces livres-là, pour la plupart, appartenaient au catalogue des Herbes rouges. Carole David, Roger Des Roches, André Roy, François Charron, Michael Delisle, Denis Vanier, René Lapierre m’accompagnaient. Et j’écrivais.

En 2002, j’écoutais Idioteque de Radiohead en boucle et je suis devenu en quelque sorte, et pour moi-même, le narrateur des Carnets du sous-sol de Dostoïevski : je croyais dur comme fer que « l’inertie contemplative [était] préférable à quoi que ce soit ». Je m’inventais de l’amour, j’étais seul, je me composais, me dessinais une mort ou un visage, je ne savais pas tout à fait ce que je faisais, exactement comme ce que je fais maintenant.

Coquerelles

Parler de qui m’a permis de voir mon nom inscrit pour la première fois sur une couverture de livre des Herbes rouges est une chose aussi douloureuse qu’étrange. Je ne vous ai jamais rencontré. Vous avez été mon premier vrai lecteur, mort trop tôt. Thé, café, bière, vin, scotch, peu importe, j’aurais voulu un prétexte pour vous serrer la main.

Marcel, entrer aux Herbes rouges, c’était un peu comme entrer en religion, tout simplement parce qu’on me donnait enfin le droit presque solennel d’inventer la mienne, mon propre système de sens, et depuis, de livre en livre, j’essaie tant bien que mal d’être le pire fidèle possible, tout en continuant à croire à ces choses élémentaires pour François et vous, et maintenant Roxane, ces choses sévères qui ensemble forment moins un rappel à l’ordre qu’un rappel au texte et à son exigence :

  la forme n’est pas l’habit de la voix, c’est son os, sa transparence, son trouble ;

  la rigueur n’est pas une énergie rigide, c’est un art martial pour dénouer les réflexes ;

  douter, raturer, refuser, ce n’est pas mettre à mort, c’est descendre vers ce qui éclaire mieux ;

  le livre est autant un territoire offert que le récit (minuscule, en vapeurs) des luttes qu’il nous a fallu pour le faire.

Marcel, je vous ai déjà trop dérangé, je sais que vous affectionniez particulièrement votre solitude. Je m’appelle Benoit et tenais à vous dire merci.

P.-S. — S’il vous plaît, dites à votre frère d’apprendre à utiliser sa cafetière.♦

 


Finaliste à de nombreux prix littéraires au Québec et à l’étranger, Benoit Jutras est professeur de littérature au Collège de Rosemont. L’automne dernier paraissait Golgotha, son plus récent ouvrage.

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