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Appréhender la honte

Trente ans après Montréal brûle-t-elle? d’Hélène Monette, il semble que la ville devait une fois de plus prendre feu. Daria Colonna s’est assurée de souffler sur les braises.

Thématique·s
Poésie

Trente ans après Montréal brûle-t-elle? d’Hélène Monette, il semble que la ville devait une fois de plus prendre feu. Daria Colonna s’est assurée de souffler sur les braises.

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Si le poème peut se contenter de contempler ou d’extrapoler l’intime par les envolées du langage, il peut aussi se faire charge soutenue, violente et sans concession. Il peut interférer avec l’ordre des choses, interpeller tant l’autre que le social, dilapider la certitude des êtres, mettre à mal la bienséance, disloquer l’époque. Il y a de ces recueils qui, comme des pamphlets, brûlent les mains à la simple lecture; qui, page après page, donnent l’indéniable impression que l’auteur nous crache au visage. Et, de délectation, on en redemande.

De ce monde-là

Avec Ne faites pas honte à votre siècle publié aux Poètes de brousse, Daria Colonna quitte le «je» intimiste qui habitait Nous verrons brûler nos demeures, son premier livre à La Tournure, pour un «vous» à la fois vindicatif et caustique. La première partie du livre, intitulée «Je vous en prie», se lit comme une adresse, parfois même comme une attaque. Colonna fait appel «à vous qui êtes sublime/à vous qui êtes de ce monde-là/de frais de santé/de permissions/de sorties/d’obsessions/de lésions toujours premières/d’ennui», à chacun donc. Elle tente de soulever les paradoxes d’une génération qui est la sienne, celle qui, comme la précédente, monnaie convictions pour confort, car «quand le désespoir est un peuple aisé/toute la fatigue se paye en espèces».

gagez que la génération du verglas
gagez que l’économie de l’injure
gagez que les flics récitent le Code civil
entre les jambes des jeunes filles

La lecture a l’effet d’un étau se refermant sur le lecteur, lui qui jamais ne veut se reconnaître dans les pages qu’il parcourt, mais l’auteure ne lui laisse aucune issue, elle le connaît trop bien: «vous dites: fuck toute/vous êtes l’humanisme». Colonna sait exactement à qui elle parle et referme une à une les portes de sortie qu’on croit encore ouvertes: «vous lisez La société du spectacle/plus éduqué que la moyenne/vous connaissez votre capital culturel». Le titre, lui, revient à la fin de plusieurs poèmes comme une ritournelle, une incantation, un devoir, «ne faites pas honte à votre siècle/pratiquez le retrait préventif». Ce qu’il y a de fascinant dans ce recueil, c’est la communauté à laquelle il s’adresse, cette masse pourtant floue et indistincte qui, sans s’en rendre compte, pratique petit à petit ce qu’elle jugeait abject quelques années plus tôt.

L’ire de la poète

Entre nous, il y a l’écriture et l’amour.
L’un jouit, l’autre ment bien.

Ainsi commence la seconde partie du recueil, «En paix et jusqu’au mur», dans laquelle l’auteure délaisse les vers pour la prose, le «vous» pour le «je». Car bien que sans concession, Daria Colonna sait d’où elle écrit: «Je sais que ma honte, elle aussi, est un cliché du siècle.» Si elle nous apprend dès les premiers poèmes que «la lune n’a pas assez de crevasses pour [n]ous contenir/il faudrait en faire une femme fidèle», c’est qu’un peu plus tard «[s]es amies [lui] confient des révélations: attention au plaisir» et que «[s]a mère [lui] a dit de rester forte dans le monde des hommes.» Entre l’un et l’autre, la guerre semble aussi nécessaire que perpétuelle.

La honte ne m’appartient pas, elle est mille mains tendues pour que rire soit moins triste. Aujourd’hui nous sommes aube, manège, sexe et creux. Demain, nous serons canons d’angoisse: de nos verbes se dégageront d’eux-mêmes l’aiguille et le sang.

Le chemin du «vous» vers le «je» se dirige inéluctablement vers un «nous» que l’on trouve en fin de parcours, comme une volonté de réconciliation et, bien plus encore, une volonté de croire à demain, quelques vœux que personne n’espère pieux. «Nous, les armes étonnantes»: c’est à nous de prendre l’ire de la poète et de la porter bien haut, sans honte ni inquiétude, comme un flambeau, un désir plus jamais refoulé, «pour les adieux la magie et l’enfant flottant au-dessus/pour les canailles qui rendent justice/qui réconcilient quelques pensées cruelles/pour la nourriture le bon vin/la marijuana le sexe/et l’écriture des femmes». ♦

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Daria Colonna
Montréal, Poètes de brousse
2017, 78 p., 16.00 $