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Anne Hébert n’était pas Chuck Norris

Anne Hébert n’était pas Chuck Norris

Avec Anne Hébert, vivre pour écrire, Marie-Andrée Lamontagne signe une des meilleures biographies littéraires des dernières années.

Essai

Avec Anne Hébert, vivre pour écrire, Marie-Andrée Lamontagne signe une des meilleures biographies littéraires des dernières années.

D’Anne Hébert, nous ne savions pas grand-chose. Rumeurs sur les relations avec son cousin Saint-Denys Garneau, portrait exagéré des conditions de sa famille bourgeoise, élucubrations sur sa vie amoureuse… Il faut dire que la discrète autrice de Kamouraska avait soigneusement couvert sa vie privée d’un voile de mystère. Les amateurs de littérature, qui sont bien connus pour être des écornifleurs de la pire espèce, avaient alors laissé aller leur imagination, au détriment de la vérité, dont ils font en général si peu de cas.

Le travail patient de Marie-Andrée Lamontagne a permis de lever une partie du voile et nous montre une Anne Hébert à la fois moins romantique et plus humaine que celle des mythes. L’expérience avait déjà été tentée à l’ONF par Jacques Godbout qui, avec Anne Hébert, 1916-2000, nous donnait un film parfois gênant, dans lequel l’auteur de Salut Galarneau! semblait traiter le sujet avec une pointe de condescendance, tout en ne laissant presque aucune place à celles qui avaient fréquenté l’écrivaine.

Lieutenant Lamontagne, brigade criminelle

Ne le dites pas trop fort, mais les dernières biographies d’auteurs rédigées par d’éminents chercheurs avaient le défaut d’avoir coûté une fortune en fonds publics et de se présenter comme des ouvrages certes bien fouillés, mais un peu sages dans leur exécution. On dit souvent que l’histoire, d’après son étymologie grecque, est une enquête. Cette enquête, Lamontagne la mène de main de maître. Non seulement laisse-t-elle ses sources parler, mais ses questionnements créent un véritable suspense à la lecture de son Anne Hébert.

Fille de Maurice Hébert, critique littéraire à ses heures, Anne Hébert vit une enfance surprotégée dans la Haute-Ville de Québec. Sa vingtaine est marquée par une tuberculose qui la cloue au lit plusieurs années, mais cette maladie s’avérera une erreur de diagnostic. De cette jeunesse un peu perdue émerge une femme proche de sa famille, pas très prompte aux excès, et qui finira par migrer — de bourse d’écriture en bourse d’écriture — vers Paris, où elle mène une existence discrète. Oubliez tout de suite la romance avec Saint-Denys Garneau: la cousine l’aura somme toute peu côtoyé lors de ses étés passés à Sainte-Catherine. Oubliez aussi la grande famille bourgeoise: les Hébert ne sont pas aussi riches que la mythologie littéraire le raconte.

Lamontagne nous apprend l’importance des amies d’Anne Hébert, qui avaient été plutôt évacuées du documentaire de Godbout: les écrivaines Monique Bosco et, moins souvent, Mavis Gallant, l’artiste Suzanne Rivard-Lemoyne de même que Jeanne Lapointe, pionnière de l’université québécoise. On découvre aussi sa relation avec Roger Mame, grand séducteur et entrepreneur déchu, qui durera plusieurs décennies.

«Une sorte de vieille dame aux chats»

Par moments, il est possible de lire l’emballement de la biographe quand elle se lance dans les explications des romans. Ces élans sont contrebalancés par un regard très lucide sur la discrète Anne Hébert, «une sorte de vieille dame aux chats», avance Lamontagne. En effet, l’autrice des Enfants du Sabbat n’était pas exactement une Chuck Norris. C’était plutôt une femme d’habitudes qui descendait toujours au même hôtel, à Montréal ou à Menton, peu encline aux passions politiques — elle ne s’est guère préoccupée de mai1968 ou d’octobre1970 —, fidèle en amitié comme en amour…

La capacité de Lamontagne à percer en partie le secret bien gardé d’une vie privée protégée par l’entourage de l’écrivaine est remarquable, mais réussir à rendre fascinante une existence surtout passée dans la solitude de l’écriture l’est encore plus. Ces tensions, toutes en subtilité dans la biographie d’Anne Hébert, en font un ouvrage qui laisse une grande place à l’œuvre, que l’écrivaine voulait séparée de son existence.

Dans une entrevue de 1993 rapportée par sa biographe, Anne Hébert racontait avec une naïveté triste: «Après la mort, ceux qui ont des enfants vivent à travers leurs enfants; ceux qui ont des œuvres vivent un temps à travers leurs œuvres; les autres deviennent des pissenlits, des fleurs, des violettes.» Au moins aura-t-elle laissé cette œuvre, aujourd’hui incontournable. Il y a quelque chose de mélancolique à lire le récit d’une vie consacrée à l’écriture. On se prend à se demander «À quoi bon?», mais les biographies sont toujours un peu déprimantes vers la fin.

Dans le numéro précédent, j’ai fusionné par erreur la biographie de Richard Baillargeon, auteur de Du bon usage des palmarès (Varia, 2019), animateur radio et éditeur des revues Yé-Yé et Rendez-Vous, et celle de Richard Baillargeon, artiste visuel et professeur à l’École d’art de l’Université Laval. Je tiens à rectifier le tir et à présenter mes excuses aux deux Richard Baillargeon.

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Marie-Andrée Lamontagne
Montréal, Boréal
2019, 504 p., 39.95 $