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Surnager

9 mai 2020 |
Roman
Surnager

Pas même le bruit d’un fleuve est une sorte de « romanquête » racontant la révélation, par une narratrice écrivaine, des vestiges que sa mère énigmatique et récemment décédée a laissés derrière elle, et à partir desquels est reconstitué le récit escamoté de sa vie.

Hélène Dorion
Québec, Alto
2020, 184 p., 22.95 $

Pas même le bruit d’un fleuve est une sorte de « romanquête » racontant la révélation, par une narratrice écrivaine, des vestiges que sa mère énigmatique et récemment décédée a laissés derrière elle, et à partir desquels est reconstitué le récit escamoté de sa vie.

Trois temporalités se superposent dans le dernier roman d’Hélène Dorion. La première, centrée sur Hanna, sa narratrice, retrace la découverte progressive des facettes inconnues d’une mère distante, Simone. La deuxième nous replonge dans le passé maternel et relate les premières amours de Simone avec Antoine, un homme plus âgé au tempérament sombre. C’est la mort en mer de ce dernier, à la suite d’un accident de voilier, qui portera irrémédiablement atteinte à la vivacité de son amante. La troisième temporalité, enfin, expose plus brièvement les détails du naufrage de l’Empress of Ireland, le navire sur lequel les parents européens d’Antoine, aspirant à un avenir américains, ont voyagé avant de sombrer au fond des eaux.

Avec cette structure temporelle triple, ce sont aussi trois naufrages qui se juxtaposent sous la plume de Dorion. À l’épave du navire irlandais s’ajoute, à l’instar des corps jamais retrouvés des naufragés qui sédimentent dans les fonds marins, celui de la mère qui se dépose dans les bas-fonds inaccessibles de la mélancolie. On en trouve l’écho chez Hanna : elle éprouve une peur maladive de l’eau attribuée à un épisode de quasi-noyade – peur revêtant davantage les apparences d’un atavisme hérité des traumatismes maritimes de plusieurs générations.

« cette fontaine d’où coule un si large fleuve du parler »

Truffé d’images filant la métaphore aqueuse et interrogeant les achoppements de la filiation, le roman pose en creux l’homophonie entre « mère » et « mer » comme le principe moteur de sa poésie. Terrifiante, silencieuse, peuplée d’ombres qui agitent la surface de l’eau, Simone semble « marcher de l’autre côté de la rive », « flotter au-dessus de la vie – ou en dessous ». Dorion ne fait l’économie d’aucune des virtualités poétiques de l’eau et des différents affluents sous lesquels on la décline. Aux premières lignes de l’œuvre, l’intertexte dantesque nous rappelle que l’Enfer – comme l’Énéide dont il s’inspire – est une épopée de navigation.

Ici, pas de Styx et guère plus de Léthé cependant, puisqu’il ne s’agit ni d’oubli ni de détestation, mais plutôt d’un devoir d’anamnèse et d’une invite à la compassion. La mémoire y est présentée comme un lac immobile et un flux indomptable. L’imaginaire fluvial devient particulièrement intéressant lorsqu’il incarne le principe paradoxal du souvenir qui s’échappe et réactive la polysémie du mot « fuite » : à la fois dérobade de la mère et de son image, la fuite est aussi écoulement, débordement – de l’affect, du langage.

Suis-je une lectrice malhonnête?

En parcourant rapidement l’accueil critique dont le roman a fait l’objet, on apprend qu’il est « empreint de poésie, de miracles et de mystères » (La Presse), mâtiné de « fulgurance et [de] prouesses narratives » (Elle Québec), « porté par une écriture fabuleuse » (Radio-Canada). Acclamée unanimement, la plus récente parution de la poète fait enfler les espoirs de ceux et celles – je suis du nombre – qui attendaient impatiemment sa sortie. Les coupures de journaux, les photographies sépia, les écrits diaristiques retrouvés au fond des archives personnelles, le motif de la femme aux velléités créatives étouffée sous la contrainte domestique sont autant d’éléments qui auraient a priori fait de moi une défenseure idéale de l’œuvre.

Mais sa mécanique bien huilée correspond à nos attentes de manière si adéquate qu’on en ressort avec l’impression qu’une rencontre n’a pas eu lieu ; que, comme le laisse clairement sous-entendre le titre d’un roman du même acabit d’Anne-Marie Garat, Nous nous connaissons déjà (Actes Sud, 2003). Étrangement, la suite récente de ce livre (La nuit atlantique, Actes Sud, 2020) produit, comme Pas même le bruit d’un fleuve, l’effet similaire d’une familiarité qu’on aurait souhaitée retrouvailles. Est-ce parce que les « femmes qui fuient », pour reprendre le titre de l’œuvre d’Anaïs Barbeau-Lavalette, abondent dans le marché du livre actuel ? L’argument semble fallacieux : on ne s’est toujours pas lassés, après plus de deux siècles, des heurs et malheurs de l’homme blanc.

Peut-être qu’à la manière de Simone, qui n’arrive pas à occulter le souvenir du premier amant et à assumer son rôle maternel, le roman de Dorion est victime des espoirs trop élevés qu’il suscite : on a envie de l’aimer de toutes ses forces, et pourtant, le deuil de ses possibles impose à la joie de se dissoudre dans le contour de son propre fantôme. Pas même le bruit d’un fleuve me laisse pantoise face à mon désinvestissement et me force au moins à me questionner sur mes horizons d’attente. Somme toute, il est paradoxalement et tristement mis à mort par sa capacité à générer le fantasme de sa lecture à venir.

Roman