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« Sincérité » tragique

28 mai 2020 |
Essai
« Sincérité » tragique

Nanti d’une posture d’essayiste jugulant les stratégies de condescendance révélées par le sociologue français Pierre Bourdieu, Simon Brousseau adopte une herméneutique passionnée qui permet le déploiement d’une analyse véloce privilégiant des tactiques d’hospitalité.

Simon Brousseau
Montréal, Nota bene
« Contemporanéités »
2020, 288 p., 26.95 $

Nanti d’une posture d’essayiste jugulant les stratégies de condescendance révélées par le sociologue français Pierre Bourdieu, Simon Brousseau adopte une herméneutique passionnée qui permet le déploiement d’une analyse véloce privilégiant des tactiques d’hospitalité.

L’essai critique de Brousseau constitue une coalition limpide de démonstrations robustes étayées avec force et méthode. Tavelé d’inférences brillantes et de références pertinentes à des courants philosophiques ainsi qu’à des auteur·trices majeur·es, le livre nous engage dans une exploration fine et nuancée de l’histoire des idées et de son écho dans la littérature par le truchement de la figure de David Foster Wallace (DFW). La tâche de Brousseau était périlleuse, car il devait prendre ses distances avec les textes dans lesquels l’écrivain américain définit sa propre vision de l’autorité littéraire. Ce qui équivalait à entrer dans le touffu et évolutif corpus de DFW sans utiliser le passe-partout conceptuel offert sur un plateau de cobalt par l’écrivain lui-même.

Se déprendre de la tentation cabalistique

Traversé par une forme sagace de rotondité intellectuelle, l’essai ne dépossède jamais l’œuvre de DFW de sa complexité. L’auteur de Synapses (Cheval d’août, 2016) ne succombe pas à la tentation cabalistique, qui consisterait à ériger DFW en conjurateur suprême semant des énigmes cryptiques que seuls les élus les plus zélotes réussissent à élucider. En effet, le mythique écrivain, qui « met en examen la culture du divertissement », ambitionnerait de revaloriser les « idées partagées » dans un monde schizophrénique submergé par le flot d’informations. Or, Brousseau nous apprend que DFW est « hanté » par le postmodernisme, qu’il souhaite non pas invalider, mais plutôt « réinscrire dans une logique de la proximité et du rapprochement ». Si l’essayiste insiste sur « les pouvoirs de la littérature », c’est parce qu’il comprend la volonté fondamentale de DFW de « sauver » le sujet anthropologique moderne du solipsisme. C’est ce qu’il nomme les « vertus transitives de la littérature » ; et si DFW est un adepte de la délinéarisation du récit, de la métahistoire qui se trame dans l’ombre et des personnages éprouvés par des situations de double contrainte, c’est pour nous exposer le fonctionnement retors de la doxa et l’indétermination croissante du sens pour nous faire passer de l’écueil à l’accueil. Ainsi, l’œuvre de cet auteur doit être abordée avec courage plutôt qu’avec hubris, explique Brousseau.

L’ironie comme trope à dépasser

L’éthique du souci privilégiée par DFW consisterait, selon l’essayiste, à « faire l’expérience de l’altérité, d’un point de vue non ironique ». Car l’ironie de l’hypermodernité serait délétère en ce qu’elle s’est élevée en un prisme existentiel totalisant. Tandis qu’elle incarnait une figure rhétorique puissante qui a institué, depuis l’essor du postmodernisme, le soupçon généralisé, elle se serait transformée en une pratique consensuelle : « L’ironie, en sacrifiant l’authenticité au profit du désir de plaire, entraîne une conception de l’être en tant que performance qui […] ouvre sur un abysse rhétorique au fond duquel l’être est introuvable. » Difficile de concevoir une sortie de la solitude ontologique si la sincérité est perçue comme une énonciation naïve. L’être qui oserait se dévoiler manquerait à ses devoirs de sophistication de son éthos public.

Brousseau synthétise la conception des pouvoirs de la littérature dans ce passage qui réaffirme avec force la vocation d’un auteur désireux d’accomplir son travail d’écrivain : « S’opposer à l’ironie littéraire, pour Wallace, consiste donc à chercher les moyens d’accéder, par l’écriture, à cette intériorité dissimulée sous la rhétorique encouragée dans l’espace social. » Les livres de DFW ne révèlent donc pas des espaces steppiques, car il s’est confié comme mandat d’induire une « lecture empathique » qui ne s’adresse pas à l’être masqué, mais à l’être dont la subjectivité se veut irréductible. La littérature valable s’évertue à saisir « comment il est possible, malgré tout, de vivre humainement dans ce contexte réifiant ».

Force agissante

Brousseau nous apprend que DFW souscrivait à l’idée-force de Gilles Deleuze selon laquelle « l’art est une transaction vivante » qui se focalise sur la vie quotidienne. Le langage désignerait cette « force agissante » dédiée au saisissement du réel. Le rejet du textualisme poserait « l’utilité » de la littérature en regard de sa capacité à « contribuer à élargir l’expérience du monde des lecteurs ». Loin d’être mort, l’auteur wallacien consent à évoluer dans le théâtre tragique des intentions susceptibles d’échouer. Paralysé plus qu’habilité par « sa self-consciousness », le sujet contemporain, exposé « aux innombrables sauts narratifs » et jeux d’emboîtements de DFW, distingue non pas une caricature de notre époque hypermédiatisée, mais un système d’autoreprésentation qui généralise la méfiance envers les rapports de sincérité. Brousseau cerne ainsi le pari littéraire de DFW, qu’il définit comme un « acte de foi », un « parti pris » pour une « forme efficace d’attention à autrui ».

Grâce à l’intelligence dialectique de Simon Brousseau et à son effort d’investigation qui ne connaît aucun essoufflement, l’œuvre de David Foster Wallace sera reconnue pour ce qu’elle est réellement : une réflexion ample sur l’éthique de la fiction, comprise comme une incommensurable sensibilité à autrui.  

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