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Opinions libres

13 mai 2022 |
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La revue prodigieuse

LA REVUE PRODIGIEUSE

La revue prodigieuse

LA REVUE PRODIGIEUSE

Sans les lumières des ami·es, j’aurais sûrement été découragée ou insatisfaite. La quasi-absence de couverture des médias suivant la parution de mon premier roman (en pleine pandémie) m’a, dans l’ordre, attristée, paru légitime, soulagée (on me laissait donc en paix – j’allais pouvoir continuer à écrire sans devoir en parler), déçue, puis semblé inéluctable. Je n’allais pas avoir la possibilité de faire de lancement en raison des restrictions liées à la Covid, ni celle de parler de ce texte qui m’avait habitée pendant quatre ans. Soit. J’avais néanmoins cette joie immense d’avoir publié mon histoire de sœurs inventées, de famille imaginée et d’habitations impossibles, doublée de celle d’avoir trouvé une éditrice sensible à mon projet qui a su le consolider et le magnifier. Une réelle chance.

Cela dit, parallèlement à une certaine tranquillité médiatique, je recevais des messages d’appréciation d’ami·es, de voisin·es, de connaissances, de collègues, de parents, et chaque fois mon cœur s’emballait comme si je recevais un prix incroyable. Je constatais qu’on m’avait lue attentivement, avec cœur, avec émotion, avec un certain regard critique aussi. Tous les messages que j’ai reçus en privé ne constituent pas une revue de presse, mais ils forment, au contraire, la plus formidable revue de lenteur, une revue sans presse. Une revue du temps, de l’attention, de la considération de ces lecteurs sensibles à mes propos, à l’histoire et à ce qu’elle articule, à ce qu’elle cache et dissimule, mais aussi sensibles à la place que l’écriture prend dans mon existence, à ce que je tente de faire/exprimer en écrivant, à ce que je dois abattre en moi pour m’autoriser la prise de parole.

Si l’espace critique rétrécit comme une peau de chagrin dans les médias classiques, celui qu’occupent les ami·es, parents et connaissances non critiques, qui plongent dans les textes avec partialité, émotivité, étonnement, fierté, enthousiasme, naïveté ou joie prend d’autant plus d’importance. C’est une couverture bienveillante qui est aussi essentielle à la création que l’espace accordé ou non à une œuvre par les journalistes, critiques et chroniqueurs. Ultimement, ces commentaires se muent en une bête d’amour qui demeure dans l’ombre et qui ne peut en sortir sous peine d’être immédiatement décriée et taxée d’illégitimité, mais qui porte en elle, pour l’écrivain·e du moins, une énergie formidable.

Ces messages et retours en privé valent quelque chose. Ils n’ont évidemment aucune valeur aux yeux du grand public et des institutions, pire, leur mise au jour serait probablement jugée indécente ou méprisable en raison de leur parti pris crasse et de leur complaisance soupçonnée, mais ils informent et influencent néanmoins l’écriture, dans certains cas peut-être plus que les critiques officielles. Ils constituent une masse grouillante d’affects, de lectures passionnées, de premières impressions, de réflexions amusées, de projections et de déductions tirant leur jus d’une relation particulière, d’une connaissance plus ou moins grande de la personne qui écrit et de son histoire personnelle, mais sont aussi teintés de ce qui appartient à la personne qui lit et de la nature du lien qui l’unit à la personne qui écrit. À la lecture du roman, certain·es se rappellent des situations vécues ensemble, d’autres reconnaissent des endroits, des idées, des motifs, des discussions. On me reconnait ici, là, en tout ou en partie et, encore plus important, on ne traite pas mon livre comme un produit digne d’intérêt ou non. Ce sont des gens qui s’intéressent à l’œuvre sans avoir la moindre possibilité ou illusion de pouvoir la détacher de celle qui l’a écrite. Au contraire, ils me cherchent et me trouvent (ou pas) à chaque page.

Si un certain nombre de personnes a participé directement à la création du roman en lisant le manuscrit en amont, d’autres y ont aussi contribué en étant simplement là, dans ma vie. Et c’est ainsi que les messages de gens que nous connaissons (et parfois que nous ne connaissons pas, mais qui n’ont pas comme objectif l’évaluation de l’œuvre) constituent la plus prodigieuse des revues – pas d’étoiles ici, que des cœurs; ouverts, conquis, brisés, mitigés, mais que des cœurs tout de même. Les appréciations les plus positives m’ont été envoyées par écrit, mais je consigne aussi les réserves, qui sont plus souvent formulées de vive voix – je pense à M. qui m’a dit ne pas pouvoir lire la 3epartie, car elle la rendait trop triste; à A. qui était fâchée du dénouement; à D. qui a adoré l’écriture, mais aurait voulu plus d’action. Tout reste en moi, et tout compte, à divers degrés.

Car ce sont toutes ces manifestations d’amour souterraines, rédigées, dites, lancées avec émoi ou avec retenue qui nourrissent la prochaine création, l’autre texte en chantier, l’autre chose encore informe que l’on veut dire et qui sera lue – par qui quoi comment quand, peu importe – tant que ces voix dialogueront avec nous.

Aussi, il me semble important de consigner ces messages, car, ensemble, ils constituent un refuge magique où un discours sur l’œuvre a le droit de briller dans toute son imperfection, d’exister sans gommer ses élans affectifs et d’exposer sa ferveur en dépassant les bornes et le bon goût. Certaines personnes prennent le temps d’écrire de longues analyses érudites, d’autres résument leur lecture en quelques mots évocateurs… Peu importe la manière et l’intention, en ouvrant et refermant des portes du texte, elles le font respirer.

Et si le message de ma tante P., les fleurs d’un ami qui a été ému, la fierté de ma mère, la réaction amusée d’une connaissance et le commentaire gentil d’un voisin n’ont aucune validité littéraire ou critique, ce sont des manifestations qui forment un corpus brouillon, insaisissable par sa nature intime, mais vital pour les écrivant·es qui ne devraient pas en sous-estimer les effets ni la portée. C’est donc un immense cadeau que j’ai reçu, ou plutôt un butin lumineux que j’ai accumulé au fil des semaines, des mois et des années; une substance que je consomme en cachette lorsque j’ai besoin de me sentir mieux ou de me donner du courage.

Les émojis et les gif comptent aussi.

 

Marie-Ève Fortin-Laferrière

10 mai 2022

 

Semi-détachées, Leméac Éditeur, 2021

Semi-détachées, Leméac Éditeur, 2021

 

 

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