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L’étonnant ordinaire des choses

3 septembre 2020 |
Nouvelle
L’étonnant ordinaire des choses

C’est avec un constant ravissement que nous parcourons les nouvelles de Natalie Jean, si bien qu’il ne serait pas exagéré d’affirmer qu’elle est l’un des secrets les mieux gardés de notre littérature.

Thématique·s
Natalie Jean
Montréal, Leméac
2020, 144 p., 19.95 $

C’est avec un constant ravissement que nous parcourons les nouvelles de Natalie Jean, si bien qu’il ne serait pas exagéré d’affirmer qu’elle est l’un des secrets les mieux gardés de notre littérature.

De la lecture des neuf nouvelles de ce deuxième recueil – Jean a aussi écrit deux romans – subsiste l’envie de retrouver notre faculté d’émerveillement et de la laisser étinceler pour de bon. Aucune des histoires de ce livre ne carbure aux faits saillants, et si vous cherchez de l’action et de l’aventure, vous devrez aller voir ailleurs. Aucune foule en liesse ne célèbre l’indépendance d’un pays, pas plus qu’un quelconque quidam n’est porté en triomphe pour avoir découvert le remède à la dernière pandémie. Il n’y a pas vraiment de drames, sinon ceux, communs, qui teintent le cours d’une vie : deuils, fractures dans le couple, solitude, rêves et souvenirs. C’est plutôt dans le vacillement subreptice que l’univers de Natalie Jean se situe, se déploie.

Le bonheur t’appartient

L’une des vertus de ce livre – bien que le nouvel opus de Jean ne soit pas, à proprement parler, « vertueux » : l’autrice y décrit entre autres une bienheureuse concupiscence – est d’échapper au cynisme de notre époque. La narratrice de « Qui me voit nue », en deuil de sa mère, confie, vulnérable, et dans un aveu déconcertant de simplicité : « Aimer quelqu’un qui nous aime, le rêve… » Même chose dans « Pétales », où une graphiste, dont les pensées butinent d’un souvenir à l’autre, dit avec une rare candeur : « J’ai hâte d’aimer et d’être aimée. » Sorties de leur contexte, de telles phrases prennent l’allure d’un soap aux bêtes dérives sentimentales, mais inscrites au cœur des nouvelles, elles acquièrent une signification différente. En effet, avec cette banale suite de mots à prendre au premier degré, la narratrice de « Pétales » annonce si franchement ses intentions que les lecteurs·rices seront pris·es de court par l’immuable vérité qui en émane. De la même manière qu’ils et qu’elles seront déstabilisé·es lorsque le protagoniste de la nouvelle se met à lancer, du deuxième étage de son immeuble, des pétales aux passant·es. Ces gestes, qui s’infiltrent dans les brèches de folie qu’ouvre constamment le livre, contribuent à texturer l’étoffe des personnages aux parcours ordinaires, à réellement leur prêter corps. « Tendresse est le mot clé sauf que c’est pas un mot, c’est un geste », affirme dans « Fin » l’homme laid, qui compense par la gentillesse le fait que la nature ne l’ait pas gâté.

Dans « Samedis », une rencontre improbable entre une fille et son père itinérant nous rappelle que la vie réserve parfois des surprises – et pas que des mauvaises. Quant à la nouvelle qui donne son titre au livre, elle est sans doute la mieux ficelée, car elle réussit à décrire l’éloignement au sein d’un couple ; le lustre qui, imperceptiblement, s’écaille ; les riens qui a priori séduisent, mais deviennent bientôt des motifs de reproches :

Je lui ai dit dès le début que j’étais folle. Il aimait ma folie. J’ai hâte de pouvoir reparler avec lui, qu’il respecte à nouveau ma forme d’intelligence. J’ai hâte qu’il n’ait plus peur de la joie forte. En attendant, je suis dans l’approbation et l’admiration. Ainsi, nous pouvons converser sans soubresaut à la surface des choses.

Natalie Jean explique les compromis nécessaires qu’on doit faire pour ne pas risquer de perdre totalement l’amour de l’autre, en même temps qu’on ne peut entièrement s’oublier. L’autrice semble en connaître un rayon sur tout ce qui concerne la psyché, sur ces moments intérieurs et privés qui rendent la complexité humaine plus belle. Chez elle, les difficultés apparaissent souvent comme des occasions de repenser la façon de voir les choses, de renouveler son regard, de consentir, dans son sens le plus large, à l’apprentissage, c’est-à-dire celui auquel on s’astreint tout au long d’une vie et qui en constitue le sens.

Rire et pleurer

L’humour est partout, sur le fil des histoires comme dans leurs fondements. Il contribue à contrer la lourdeur ou la mélancolie, qui pourraient facilement prendre le dessus si ce n’était de sa présence. En cela, il y a beaucoup de sagesse dans Le goût des pensées sauvages : la vie comporte son lot de vagues à l’âme, mais elle vaut son pesant d’or ; l’éclaircie filtre toujours à travers les ombres. On ne peut sérieusement reprocher un trop-plein de lumière, bien qu’on se demande parfois si les personnages ne fuient pas un peu leurs malaises et n’auraient pas avantage à essuyer les affronts pour sonder les profondeurs. Il ne s’agit pas d’un roman par nouvelles, quoique les protagonistes affichent à peu près tous un profil semblable de précieuse naïveté : on a l’impression de lire la même histoire, sans que ce soit évidemment le cas. Le recueil conserve malgré tout beaucoup plus de qualités que de failles, lesquelles demeurent somme toute secondaires comparées à la richesse de l’œuvre.

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