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La stratégie de la mue

23 juin 2020 |
Récit
La stratégie de la mue

Raconter comment une identité s’est construite contre la famille, le legs, et le faire sans acrimonie ni amertume : voilà le défi relevé par Lori Saint-Martin dans Pour qui je me prends.

Lori Saint-Martin
Montréal, Boréal
2020, 192 p., 22.95 $

Raconter comment une identité s’est construite contre la famille, le legs, et le faire sans acrimonie ni amertume : voilà le défi relevé par Lori Saint-Martin dans Pour qui je me prends.

Professeure de littérature à l’UQAM, traductrice maintes fois récompensée et théoricienne du féminisme, Saint-Martin est l’autrice d’une œuvre scindée entre ses recherches universitaires et ses fictions, lesquelles abordent de plein front les relations intimes et leurs rapports de pouvoir sous-jacents. Avec son plus récent titre, elle prend la parole en son nom propre ; même que celui-ci devient l’enjeu du récit. Elle y raconte son choix de changer de langue et de nom pour s’affranchir d’une famille, d’un lieu, d’une culture. Passant de l’anglais au français, préférant quitter Kitchener pour le Québec, optant pour Saint-Martin, patronyme déniché au hasard dans le bottin téléphonique, l’écrivaine se constitue une nouvelle identité et se réinvente dans un geste de rupture radicale, qu’elle explore, commente et atténue.

La mue contre l’origine

D’emblée, l’écriture et le français, pour la narratrice, se conçoivent contre la mère, afin qu’elle puisse exister hors de son orbite. C’est dire à quel point cette histoire de l’apprentissage d’une langue est perçue comme une renaissance et un auto-engendrement qui met à distance les héritages familiaux. Si la jeune femme réalise très tôt qu’elle aura besoin d’une langue autre pour se créer un horizon, déplacer le regard sur les choses et échapper à sa ville natale, au poids de la mère, le français surgit plus tardivement, grâce à une professeure qui met en œuvre une mue provoquée par le désir impérieux de la narratrice. Si la mère condamne en quelque sorte l’ambition de la fille en lui posant la question qui donne son titre au livre, celle-ci répond précisément en prenant sa vie à bras le corps. Une telle invention de soi par volonté, par travail, par nécessité d’être autre est au cœur du livre. Ce motif fort n’est toutefois jamais accompagné d’une charge contre la mère ; au contraire, la naissance du projet d’écriture dans un café espagnol et le travail de réminiscence opéré s’apparentent à un retour résolu vers l’enfance, la famille, la ville natale, par-delà la mort de la mère et de la sœur.

Saint-Martin fragmente son histoire en jouant sur le dédoublement, la répétition, et en commençant plusieurs chapitres par de courtes phrases péremptoires qui scandent l’urgence de cette langue affranchie du passé. Les fragments suivants modulent et modèrent ce jugement : ils oscillent entre anecdotes personnelles, témoignages sur les proches ainsi qu’essais sur le bilinguisme, l’apprentissage de la langue et le rapport à l’identité, à la transmission. Le français devient une stratégie de survie ; l’anglais est relégué aux oubliettes avant d’être réhabilité par la naissance des enfants ; l’espagnol s’ajoute tardivement comme tiers inclus et legs associé à la sœur de la narratrice. D’ailleurs, le chapitre sur ce choix d’une troisième langue est le plus riche de l’ouvrage. Un détour par l’allemand, langue fantôme de Kitchener jamais transmise dans la famille, lie avec puissance considérations linguistiques, corps et politique.

Ouvertures

Œuvre de recul qui déploie une trajectoire sur la très longue durée, reprend les journaux d’adolescence et recourt aux archives, à l’enquête et aux voyages pour raconter une histoire de métamorphose et d’attachement à une langue nouvelle, Pour qui je me prends réhabilite, par sa forme, ses reprises, ses déplacements, la métaphore du recommencement, perçue comme une ouverture, une potentialité à réaliser. Le récit s’ouvre sur ces mots : « Je voudrais que chaque page de ce livre soit la première page. Commencer par partout. […] Tout me semble le début. » La figure de l’inauguration est omniprésente, et même si l’écrivaine prend soin de spécifier les privilèges et les dettes, l’ensemble laisse entendre un chant de puissance de l’invention de soi qui a par moments des airs de méritocratie.

Quand Saint-Martin évoque sa honte, son rapport au lieu d’origine, sa pauvreté culturelle transmuée, elle atteint une justesse qui fait ressentir la vulnérabilité derrière la soif de reconnaissance. Récit d’amour pour une langue maîtrisée non sans souplesse et sobriété, le témoignage passe de la candeur (écrire depuis sa position de professeure reconnue) à la pudeur (déplacer et taire les colères premières) et à la fronde (assumer son ambition et ses effets sur sa famille), afin de bien faire saisir la place qu’occupent ces langues dans la narration. Sans jamais verser dans la confusion des langues, ce « livre-Babel » érige une histoire en objet de savoir pour entremêler le soi à l’autre par une parole incarnée.

Récit