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Glissement de soleils

13 août 2020 |
Littératures de l'imaginaire
Glissement de soleils

En cette période qui succède au confinement, le roman de Sébastien-D. Bernier tombe à point : il a même été inclus dans la liste des « 40 livres à lire pendant votre quarantaine » de la revue Les libraires.

Sébastien-D. Bernier
Montréal, Sémaphore
2020, 184 p., 23.95 $

En cette période qui succède au confinement, le roman de Sébastien-D. Bernier tombe à point : il a même été inclus dans la liste des « 40 livres à lire pendant votre quarantaine » de la revue Les libraires.

Nous sommes en 2093, dans une société totalitaire dirigée par des androïdes tout-puissants. Des drones embusqués surveillent les habitants des villes, ces « cibles faciles dans le jeu de tir du gouvernement », lequel « met en boîte les populations humaines ». Dehors, l’air est irrespirable, il faut porter un masque à cause de l’atmosphère corrosive, et il est possible de subir une « intoxication violente à l’art ». Les automates décideurs soutiennent que les créations esthétiques peuvent entraîner des lésions irréversibles de l’esprit, voire la mort. C’est l’une des raisons pour lesquelles Stéphanie, centenaire née en 1976 et amatrice enthousiaste de chansons de notre époque (ce qui ajoute une touche amusante à l’histoire), est jugée indésirable dans sa résidence pour personnes âgées. L’autre motif pour l’évincer s’avère financier : la veuve n’a plus les moyens de payer son loyer et les soins onéreux que requiert son état.

Stéphanie devient pensionnaire dans une famille qui doit s’occuper d’elle afin de purger une peine criminelle. En effet, Patrice Lajoie vient de sortir de prison, car il a participé, il y a plusieurs années, à des jeux de hasard illégaux. Sans logis, le parieur compulsif nouvellement libéré s’installe chez sa sœur cadette Régine et son conjoint Charles. Avant même d’avoir rangé ses bagages, Patrice se connecte au portail quantique. Ses activités illicites sont immédiatement repérées par l’un des terminaux de surveillance, et une employée du gouvernement, qui s’appelle 023 (un numéro en guise de nom : voilà qui est cliché, à plus forte raison dans un roman de science-fiction du xxie siècle), se manifeste. Elle informe le trio de sa sanction : prendre soin d’une personne âgée jusqu’à son décès. Régine développera un attachement croissant envers sa pensionnaire, éprouvant des sentiments jusqu’alors asphyxiés.

Derrière les rideaux éblouissants

Bernier propose une œuvre sympathique, à défaut d’être flamboyante. Son expérience du théâtre – Asphyxies fut d’abord une pièce montée en 2003-2004 sous le titre La dernière mise – est palpable… pour le meilleur et pour le pire. Le récit aurait pu être davantage incarné, le lecteur restant la plupart du temps extérieur aux drames des personnages. L’histoire manque de densité, d’intériorité, de décors. Nous sommes surtout dans le dehors, dans le langage dialogué de la scène, mais l’espace du dedans aurait gagné à être investi de manière plus soutenue. Le jeune auteur « dit » souvent au lieu de « montrer » ; il énonce schématiquement les sentiments de ses protagonistes plutôt qu’il les illustre. Ainsi, on peut lire des phrases telles que « J’ai ressenti la détresse sans fin de Stéphanie », ou encore « M’occuper d’elle donnait un sens à mes jours ». Exposer les fondements du désespoir de la pensionnaire et les bienfaits du don de soi de Régine aurait conféré au récit une profondeur supplémentaire.

Toutefois, le roman est dans l’ensemble bien rythmé, et il est stimulant que le cœur de l’intrigue lève le rideau sur les soins médicaux prodigués à une centenaire. Les enjeux d’Asphyxies sont humanistes et contemporains. Il va sans dire qu’au moment où je rédige ces lignes, le sujet est porteur, tout particulièrement en raison des drames multiples survenus dans certains CHSLD.

Libérer les géantes rouges

Le fait que Bernier soit un primoromancier est tangible dans l’ensemble du livre. Le jeune auteur en fait trop : surabondance d’adverbes, d’adjectifs et de points d’exclamation ; voix des personnages similaires ; métaphores pas toujours heureuses : « Ses insomnies chroniques s’agrippent à elle comme des serres » ; « Aucun talent pour sentir l’eau chaude dans laquelle il mijote ». J’ai aussi une allergie aux procédés peu subtils de ce genre : « AAAAAAAAAAAAAAARRGH ! » (le nombre de « A » et de « R » cités est rigoureusement exact).

Je me suis également interrogée sur les choix narratifs : la première moitié du livre présente une alternance de points de vue, tandis que la seconde, à une exception près, est racontée à la première personne du singulier. Pourquoi ce déséquilibre en cours de route ? Une narration plus éclatée ajoutait un aspect kaléidoscopique en phase avec l’univers foisonnant mis en place.

Je referme l’ouvrage en me questionnant : Asphyxies a-t-il été conçu comme l’amorce d’une série ? Si oui, il serait enthousiasmant de retrouver les protagonistes sous une forme plus aboutie. Bernier semble avoir le potentiel pour créer des œuvres touchantes ainsi que le souffle pour renverser l’asphyxie, libérer les soleils à venir. Et nous inviter à chanter Golden Years, en chœur avec Stéphanie.

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