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Vous êtes dans ma demeure

Vous êtes dans ma demeure
(lettre à Serge Bouchard)
Thématique·s
Micro-essai
(lettre à Serge Bouchard)
Thématique·s

Les personnages, dans mes nouvelles, étaient habitués à vous écouter, Serge, à vous parler. Aujourd’hui, la réalité rejoint la fiction: en imaginant mes créations si proches de vous, il y a cinq ans, je ne pensais pas avoir moi-même un jour cet honneur.

Accepter de vous écrire cette lettre, Serge, c’est accepter de me dévoiler. Et quand on m’a proposé de le faire, j’ai mûri quelques jours le refus poli que je préparais d’abord, avant d’accueillir ce cadeau.

Oserai-je débuter avec des vers extraits du poème Souffles, de Birago Diop?

Ceux qui sont morts ne sont jamais partis
[…]
Ils sont dans la Forêt, ils sont dans la Demeure
[…]
Entends la Voix de l’Eau.
Écoute dans le Vent
Le Buisson en sanglots,
C’est le Souffle des ancêtres.

J’aime imaginer que vous êtes quelque part dans cette nature que vous aimiez et que je connais si peu. J’aime imaginer que, les quelques fois où je réchappe du tumulte de la ville grâce à elle, c’est votre voix que j’entends dans le souffle du vent et dans le bruissement des arbres.

Mes parents sont de la même génération que vous. Moi ici, eux là-bas, au Sénégal. Cet été, le karma, comme vous disiez, m’a fait retourner au pays, pour un temps si bref, hélas. En une semaine, je n’ai pu voir mon père que quelques heures. Nous les avons passées à discuter sans jamais vraiment nous rappeler les sujets que pourtant, par courriel, nous nous étions promis d’aborder quand nous serions enfin réunis. Un après-midi, la veille de mon départ, il m’a remis ses albums aux photos jaunies et magnifiques. Nous les avons commentées, nostalgiques. Je riais, me revoyant petite fille, et je pleurais parce que ce patrimoine faisait écho à sa démarche commencée cinq ans plus tôt, quand il me léguait sa collection de Tintin.

Il faut que vous compreniez, Serge, qu’étant petits, mon frère et moi n’avions pas le droit de toucher une seule de ces bandes dessinées tant mon père, ardent collectionneur, préférait le pâlissement des années aux traces éventuelles d’une maladresse enfantine. Ces albums, à présent, sont passés à la postérité. Ils sont lus et relus par mes enfants. C’est comme cela que j’imagine la transmission de votre legs à ces Afro-Québécois, dans ma demeure.

Qu’est-ce qu’une petite fille et un petit garçon de dix et sept ans comprennent et comprendront de Serge Bouchard? Ils saisiront la beauté de ce qui a été avant eux, ici, sur cette terre où j’ai choisi de leur donner des racines. J’aime surtout imaginer que vous êtes là, à travers ces récits sur Marie-Josèphe Angélique, Madame Montour, le sieur de La Vérendrye, et tous ces personnages dont je m’abreuve, dont j’irrigue l’imaginaire de mes Afro-Québécois.

En 2022, mes racines québécoises auront quinze ans. Me demander de vous écrire une lettre posthume, c’est m’obliger à regarder mon parcours, à m’arrêter pour souffler.

Moi, Québécoise d’origine sénégalaise, immigrante de première génération, enseignante, auteure. Que transmettrai-je à mes enfants? Je voudrais les modeler passeurs de mémoire. Et cette mémoire sera alimentée par vos textes, vos histoires, et la conscience aiguë que le Québec, c’est bien plus que ça, bien plus qu’ici, bien plus que maintenant. Mais peu importe ce qu’ils seront, l’essentiel est ce qu’ils feront de cette mémoire-là.

Au fond, vous étiez le témoin invisible de mon enracinement. Je dis bien enracinement. Je ne dis pas intégration. Et, oserai-je vous l’avouer, dans mes moments de doute intense, quand je me demande si vraiment, mes petits Afro-Québécois ont leur place ici, c’est votre voix qui me ramène vers la rive. C’est cela que je veux leur transmettre de vous.

Laissez-moi vous confier que c’est à vous et à mes amis métis, Jacqueline et Roland de Jonquière, que je dois d’avoir ressenti ce besoin impérieux de mieux connaître les Premières Nations. À Obedjiwan, je me rappelle mon élan freiné par tous les cerbères du bon sens: une femme seule sur une réserve! Une femme noire en plus! Si jeune, tu es folle!

Et si j’avais accepté cette offre d’enseigner dans la communauté atikamekw?

En lieu et place des regrets, j’ai préféré continuer à vous suivre: à travers votre voix et vos personnages.

Comme mes parents qui m’ont conduite vers la liberté en m’initiant à la lecture et à l’écriture, vous m’avez enracinée ici, au Québec. Et ces racines, mes enfants, grâce à vous, sauront comment les arroser.

Grâce à vous, mes enfants savent qu’eux aussi feront l’Amérique.

 


Ayavi Lake est née au Sénégal, à Dakar. Après avoir étudié en France, elle s’installe au Québec où elle enseigne. Ces trois territoires marquent ses écrits. En 2019, elle publie Le marabout (VLB éditeur), lauréat du Prix des Horizons imaginaires 2020.

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