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Vogue le Caprice

Boréal traduit un classique qui a depuis longtemps sa place dans les bibliothèques des plaisancier·ères de la côte ouest canadienne.

Thématique·s
Récit

Boréal traduit un classique qui a depuis longtemps sa place dans les bibliothèques des plaisancier·ères de la côte ouest canadienne.

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Après la mort de son mari en 1926, Muriel Wylie «Capi» Blanchet passe les quinze étés suivants à bord de son bateau, le Caprice, avec ses cinq enfants. En 1961 paraît aux éditions Blackwood & Sons The Curve of Time, un recueil de récits racontant les vacances au cours desquelles le petit équipage a parcouru la côte de la Colombie-Britannique, exploré ses fjords, ses baies, ses inlets, ses îles, ses grèves, ses falaises et ses forêts. Publié dans la nouvelle collection «L’œil américain», des éditions du Boréal, le livre, traduit par Louis Hamelin sous le titre Les Étés de l’ourse, éveille une sensibilité naturaliste qui séduira les âmes romantiques et nostalgiques. Ainsi, le temps de l’écriture prend la forme de la courbe, celle des rivières et des rivages que suit le bateau.

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C’est la simplicité d’une vie s’accordant au rythme de la nature qui aiguillonne la lecture des Étés de l’ourse. Partis à l’aventure, la mère et ses cinq enfants n’emmènent avec eux que l’essentiel: «une seule tenue, plus un pyjama et un maillot de bain». Ils se réveillent avec le soleil, se lavent dans les cours d’eau, mangent ce qu’ils pêchent. Ils n’ont besoin de rien d’autre que ce que la nature et la mer leur offrent de paysages, d’animaux sauvages, de trajets et d’imprévus. Ce rêve de liberté est relayé par de magnifiques descriptions, à la fois précises et poétiques, de la région britanno-colombienne, où «[la] lumière du soleil filtr[e] à travers les aulnes et papillot[e] à la surface du torrent», «les cascades s’élancent d’une altitude de mille ou deux mille mètres», et «le fjord semble étranglé par les montagnes». L’autrice nous convie à une lecture contemplative, tandis que «[l’]oeil est d’abord sollicité par une longue cicatrice blanche qui, à six cents mètres d’altitude, taillade le rocher… avant d’être absorbée par le vert sombre du décor». Les noms des lieux contribuent à la mystique de l’aventure: «Nous nous guidions à l’aide de mystérieux points de repère portant des noms comme Big Cedar, High Mound, Upper Water Hole et Mink Run.» Nous entrons dans le livre comme à bord du navire, nous familiarisant avec le langage de la navigation ainsi qu’avec les techniques de halage, de mouillage et d’arrimage, devenant à l’affût des indications du baromètre, de l’horaire des marées.

Le livre produira une impression de l’ordre de la réminiscence pour quiconque a passé des étés près de la mer. Il semble que ce soit à cette sensibilité que s’adressent les récits, celle des souvenirs et de la nostalgie du passé, celle d’avant les exigences et les nécessités contemporaines de la vie urbaine et adulte. Ils font rêver à ce temps d’exception long et non réglementé. De même, la narration de Blanchet s’ancre dans une temporalité non linéaire, dans cette «quatrième dimension» qui «n’a pas d’existence en soi, mais [qui] est relati[ve] à l’idée que s’en fait la personne qui l[a] perçoit». Ainsi, le temps de l’écriture prend la forme de la courbe, celle des rivières et des rivages que suit le bateau, et «l’œil err[e] indistinctement [du passé à l’avenir]».

Quelle nostalgie?

Ce rapport à la temporalité fait tanguer les histoires de Blanchet tantôt du côté de la chronique et du témoignage, tantôt du côté des contes et de la légende. L’écrivaine offre une même valeur narrative aux évènements naturels et insolites. Cependant, Les Étés de l’ourse s’inscrit avant tout dans la tradition des récits de navigation, ceux entre autres des grands explorateurs et colonisateurs, comme le capitaine George Vancouver, qui «explora, reconnut et cartographia les côtes de la Colombie-Britannique en 1792». Dans cette tradition, Blanchet fait figure d’exception: capitaine, aventurière, symbole féminin d’indépendance. Or, malgré la souplesse de la courbe, elle n’échappe pas à son temps. Même si l’on remarque sa curiosité et son intérêt pour l’histoire coloniale, les peuples autochtones sont relégués à la disparition et à la hantise. Leur présence n’est que fantomatique, leurs habitats sont des ruines. Ils servent de figures négatives, de ressort narratif pour amplifier le caractère fantastique des aventures de la petite famille. À ce propos, Hamelin, dans une note du traducteur, tient à rappeler que cela «nous en di[t] davantage sur les lieux communs encore entretenus par la civilisation dominante au milieu du xxesiècle que sur la sensibilité historique et politique d’une seule personne».

Pour finir, les récits de Blanchet sont datés. Ils sont magnifiques, séduisants. Ils nous invitent à prendre le large. Mais en dépit de toute leur beauté, on ne peut s’empêcher de se demander ce que l’émotion qu’ils suscitent entretient avec l’imaginaire colonial.

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Muriel Wylie Blanchet
Traduit de l’anglais (Canada) par Louis Hamelin
Montréal, Boréal
2020, 264 p., 29.95 $