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Vivantes

Le collectif Nullipares replace dans le discours contemporain les voix des femmes qui, par choix ou fatalité, ne sont pas passées par l’expérience de donner naissance à un enfant.

Essai

Le collectif Nullipares replace dans le discours contemporain les voix des femmes qui, par choix ou fatalité, ne sont pas passées par l’expérience de donner naissance à un enfant.

Les pratiques d’écriture féministes fraient souvent avec les possibles de la fiction. Outils d’invention, de torsion du langage ou d’ouverture à différents espaces habitables, ces recours permettent une compréhension plus fine du monde. C’est en ayant ces expériences et écrits en tête que j’entame la lecture de Nullipares, publié à Hamac, maison d’édition s’adonnant plus généralement à la fiction. À mi-chemin entre le témoignage, l’autofiction et la nouvelle, les textes qui composent le recueil, dirigé par l’autrice et professeure Claire Legendre, tracent, de façon organique, les contours d’une «autobiographie collective», celle des «femmes avec personne dedans, des femmes qui n’ont pas donné la vie». Accomplie, forte et vulnérable, chacune d’elles élabore, par le biais de l’écriture, une subjectivité féminine et féministe en constante négociation entre les attentes de la société néolibérale et les convictions individuelles. Nullipares amène les lecteur·rices au cœur de cet ensemble de préoccupations intimes que réverbère ou étouffe la vie sociale.

«Avec personne dedans»

La nullipare désigne celle qui n’a pas eu d’enfant. À la fois verdict et sentence, le terme traverse les réflexions des dix écrivaines. Découvert au détour d’une ordonnance ou d’un rapport médical, le mot est perçu comme une violence par celles à qui il est imposé. Mais lancé pendant une conversation entre copines, il provoque un mouvement de recul, une sorte de distance critique décrite dans plusieurs textes. Sensible parce que touchant aux désirs, aux idéaux, à la filiation et aux schémas du couple hétérosexuel, la désignation polarise et rassemble: elle ne laisse personne indifférent. La femme nullipare manœuvre constamment entre ce qu’on attend de son corps, ses limites et la façon dont elle veut l’habiter. «Pour que les femmes puissent véritablement exercer le choix de procréer ou non, il faut que le refus d’être mère fasse partie des possibles, que les langues se délient, que l’option fasse son chemin dans l’éducation», écrit Brigitte Faivre-Duboz.

Dans Histoires de s’entendre (Boréal, 2008), Suzanne Jacob affirme: «La narrativité est un mot empreint de nativité, et c’est bien à cette lente naissance conjointe de la langue et du monde qu’elle correspond.» Cette naissance par et dans l’écriture guide chacune des contributions du livre. Si le ventre ne porte pas nécessaire-ment l’enfant, la littérature, elle, met au monde. Nullipares montre l’envers d’un mécanisme bien huilé dans lequel la parentalité traditionnelle obéit moins aux désirs des ventres qu’à la reproduction d’un modèle. Le livre est ni plus ni moins une tribune pour ces femmes qui s’expriment avec les ressacs des attentes qu’une majorité projette sur leurs corps. Scrutées, examinées, jugées, observées, les autrices reprennent le pouvoir, se donnent à voir par leurs propres yeux et se prêtent à l’exercice du partage de la «vie qu’on se donne» (Sylvie Massicotte).

Le jeu du miroir

En lisant Nullipares, on pense aux amies, aux sœurs, aux collègues, aux amantes. On plonge en soi pour remettre en question ses choix et ses limites. Habiter différemment son corps et l’exposer par l’écriture relèvent d’un courageux dévoilement. Les autrices se prêtant au jeu montrent sans aucun doute ce pouvoir de réflexion que recèlent les œuvres littéraires fortes. Le recueil invite aussi à la compré-hension, à la sollicitude. Écoutons ces femmes qui préfèrent «habiter le silence plutôt que la famille» (Monique Proulx) et la liberté de pouvoir «mourir n’importe quand, de fuir à l’autre bout du monde, de rompre, de démissionner, de foutre [s]a vie en l’air» (Claire Legendre); celle qui affirme haut et fort que «le conformisme et la sécurité ne sont pas des moteurs» (Agathe Raybaud). Écoutons aussi la voix du hasard dans ce monde obnubilé par le contrôle: «[S]ans projet ni attente, laisser mon corps disponible à ce qui pourrait peut-être encore arriver.» (Jeanne Bovet)

Nullipares fait résonner les douleurs et les risques. Devant le désir viscéral d’être mère, nous ne sommes pas égales. Martine-Emmanuelle Lapointe met le doigt exactement là où ça fait mal: «J’ai beau avoir le ventre sec, j’ai conservé la faculté de me laisser squatter par les enfants des autres.» La femme qui se regarde dans le miroir est lucide: elle voit l’obsession de la filiation, le narcissisme contemporain. Son travail est ailleurs, dans la valorisation parfois difficile d’une transmission qui ne passe pas par le sang. «Si la parentalité est souvent le fruit d’un hasard génétique, la mienne est le fruit d’un hasard administratif», écrit d’ailleurs Catherine Voyer-Léger à propos de l’adoption. Jamais victimaires, les contributions des autrices ouvrent la voie à une réflexion féministe nécessaire et engagée. «L’essentiel, soutient Hélène Charmay, est de se sentir vivant, le plus souvent possible.»

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Article au format PDF
Collectif
Montréal, Hamac
2020, 144 p., 19.95 $