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Vitales aspérités

Amorcée en 2016, la grande entreprise de retraduction de l’œuvre de Mordecai Richler se poursuit avec son «livre-tremplin», jusqu’à présent inédit en français.

Roman

Amorcée en 2016, la grande entreprise de retraduction de l’œuvre de Mordecai Richler se poursuit avec son «livre-tremplin», jusqu’à présent inédit en français.

Quel bonheur de retrouver la plume acerbe de l’auteur du Monde de Barney (1997 pour la parution originale; 2017 pour la traduction), que j’ai découverte il y a déjà plus d’une décennie dans son ancienne traduction! Je me rappelle avoir été marqué par cette vision parallèle d’un Montréal anglophone, oscillant entre traditions juives et modernité laïque, et n’octroyant qu’un regard oblique à ce qui se déroulait deux rues plus loin, dans la langue de Molière. Tout le monde y passait sans discriminations, le tordeur de Mordecai Richler ayant ceci d’égalitaire qu’il réserve sa tendresse aux individus et qu’il met en pièce les communautés. Les bons mots virulents du vieux Barney avaient beau se parer d’atours franchouillards peu seyants aux résident·es du Mile End et d’Outremont, leurs sens résonnaient en dépit de leurs sonorités. Lori Saint-Martin et Paul Gagné ramènent en terre d’Amérique la langue des protagonistes de Richler et évitent les écueils joualisants, qui n’auraient pas non plus convenu à ceux et celles qui vivent à l’ombre de Gaston Miron et de Gérald Godin. Un certain sentiment d’étrangeté surgit lorsque des personnages, qui devraient normalement s’exprimer en anglais et en yiddish, parlent en français, mais on est bien ici au plus près de ce qui pouvait se traduire.

Esquisse de jeunesse

Roman de jeunesse, Fils d’un tout petit héros n’a certes pas l’ampleur ni la maturité des grands livres qui suivront. On devine cependant le coup de tonnerre qu’il a représenté dans le monde des lettres canadiennes en 1955. Les motifs principaux de l’œuvre à venir y sont esquissés avec une certaine maladresse, mais aussi une fougue propre aux premiers opus. Essentiellement, c’est le récit de la difficile émancipation d’un jeune Juif nommé Noah, qui refuse l’aridité des coutumes, sans pour autant trouver de salut chez les goyim. Réprouvé par sa famille conservatrice, en particulier par son grand-père, le pieux et vindicatif Melech, Noah se réfugie chez Theo, son professeur de littérature aux mœurs très relâchées au regard des critères du Montréal de l’après-guerre. Il y vit une liaison conflictuelle et passionnée avec Miriam, la femme de Theo, avant que la mort tragique d’un proche ne le pousse à revenir vers le foyer familial. Rien de bien excitant ou d’original ici, j’en conviens.

Idées et postérité

La force du roman de Richler réside non pas dans l’intrigue, mais dans la qualité du portrait d’une communauté, la vitalité de ses personnages, la patiente description du mouvement tectonique des idées, qui s’entrechoquent dans une course impitoyable vers la postérité. Bien qu’archétypaux, les protagonistes servent à dépeindre presque sociologiquement les changements à l’œuvre dans la diaspora juive de l’époque. L’humour décapant expose habilement l’hypocrisie tant des bigot·es que des mécréant·es. En témoigne ce passage charnière et anthologique sur l’enterrement du père de Noah: transformé par le rabbin et le magnat de la famille en martyr de la Torah, l’homme tâchait seulement, au moment de sa mort, de sauver des flammes une boîte, qu’il s’imaginait pleine des économies de son grand-père. Délaissant dans ce chapitre l’omniscience de son narrateur, Richler passe à la première personne du singulier pour nous procurer un accès sans filtre aux pensées des proches, ce qui constitue un riche kaléidoscope tragi-comique.

Ça me soulage de savoir que, si tu étais ici, papa, tu aurais assez de bon sens pour tourner le dos à tout ça. Des discours, aurais-tu dit. Des prières. Tu te serais éloigné. Moi, je ne peux pas. Ironique tout de même que toi, qui as tant souffert des commentaires désobligeants, tu ne sois pas là pour entendre les éloges. Parce que tu es mort, je vais finir par apprendre à me souvenir de toi pour tes paroles chaleureuses et pour m’avoir donné la vie. Le temps est un menteur, lui aussi.

Voilà un rare instant littéraire, d’une salutaire lucidité, sur la fabrication a posteriori des héros et de l’Histoire, bricolage idéologique bancal qui ne laisse plus place aux vitales aspérités. Que ce soit un amour de jeunesse auquel il faut renoncer, une origine modeste à camoufler sous une pléthore de convenances, ou un abandon à engourdir par l’alcool, les personnages de Fils d’un tout petit héros ont leurs lignes de faille, qui gâchent la vision d’eux-mêmes qu’ils souhaiteraient présenter au monde. En se croyant les seuls à déroger à la règle, à décevoir ou à choir, ils perdent de vue ce qui constitue la condition humaine; ce qui pourrait les rapprocher s’ils voulaient bien, pour une fois, assouplir quelques usages séculaires. Là se cache la véritable tendresse de Mordecai Richler, bien enfouie sous des monceaux de bravade acerbe qui cèlent leur propre fragilité.

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Mordecai Richler
Traduit de l'anglais (Canada) par Lori Saint-Martin et Paul Gagné
Montréal, Boréal
2022, 318 p., 32.95 $