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Visions cachés ?

Polar diaboliquement agencé, Le refuge provoque une réflexion sur la culpabilité et interroge l’idéal solipsiste d’un couple de boomers.

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Polar

Polar diaboliquement agencé, Le refuge provoque une réflexion sur la culpabilité et interroge l’idéal solipsiste d’un couple de boomers.

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Arrivés à l’âge de la retraite, Antoine Béraud et Marie Broussilovski s’installent dans un chalet sans eau courante ni électricité au cœur de la forêt, à une centaine de kilomètres de Québec. Ce n’est pas la nécessité qui les pousse à prendre cette décision, mais la quête du bonheur: dans ce nouveau Walden, le professeur de création littéraire et l’éducatrice comptent bien couler des jours paisibles, loin des contraintes sociales.

Crime et châtiment

Le hasard met à mal ce projet. Un soir de juin, le couple est victime d’un cambriolage: deux hommes cagoulés surgissent dans le refuge et violentent Marie. Furieux, Antoine les poursuit avec sa carabine, tire dans la nuit et tue l’un d’eux. Les retraités sont alors placés devant un choix éthique auquel rien ne les préparait: doivent-ils appeler la police, au risque qu’Antoine soit condamné? Et que faire du corps? Ces questions ne sont que les premières d’une longue série, car Antoine et Marie, comme les lecteur·rices, ne sont pas au bout de leurs surprises…

Professeur de littérature à l’Université Laval, essayiste et auteur de douze romans, Alain Beaulieu s’entend à construire une intrigue. Il sait également camper des personnages singuliers et leur donner une voix. Le récit est narré en alternance par Antoine et Marie dans de brefs chapitres. Entre démarche cathartique et tentative de justification, le premier revient sur les conséquences du coup de feu, avant que la deuxième intervienne pour rétablir certaines vérités. L’écriture obéit au principe du contrepoint et échappe fort heureusement aux stéréotypes de genre: volontiers sentimental, Antoine tend à placer ses émotions avant le compte rendu des faits, tandis que Marie, «moins romantique», selon ses propres termes, apporte au livre non seulement une plus grande exactitude, mais aussi une dose salutaire d’humour noir.

Au-delà du suspense, l’évolution des protagonistes est un enjeu majeur de l’ouvrage. Antoine et Marie accomplissent des gestes inouïs et formulent des idées dont ils se croyaient protégés: leur humanité leur apparaît comme une énigme. Alors que le couple a traversé l’épreuve des décennies, on doute qu’il puisse résister au poids du secret partagé. Tout en respectant les codes du roman policier, Le refuge déploie des questions existentielles, comme le soulignent, tantôt avec fantaisie, tantôt avec gravité, les citations placées en tête de chaque chapitre. Convoqué à plusieurs reprises dans le corps du récit par Antoine (déformation professionnelle oblige), L’art du roman (1986), de Milan Kundera, offre lui aussi une clé de lecture: «Le roman n’examine pas la réalité, mais l’existence. Et l’existence n’est pas ce qui s’est passé, l’existence est le champ des possibilités humaines, tout ce que l’homme peut devenir, tout ce dont il est capable.»

Illusions perdues

Le refuge frappe également par sa portée sociale: Antoine et Marie sont représentatifs d’une génération et d’une classe. Ayant passé leur vie à se «préoccuper des autres», ils s’estiment en droit de se retirer du monde et de profiter d’un bonheur égocentrique reposant sur quelques activités simples: lecture, sieste, cuisine, promenade et baignade. Curieusement, le crime commis ne remet pas immédiatement en cause ce programme, et les liens sociaux des deux personnages demeurent, tout au long du roman, assez limités. Les enfants rendent de rares visites, presque éludées dans la narration, à leurs parents retraités, et les contacts que ces derniers entretiennent avec les habitants du village voisin restent superficiels. À cela, il existe une exception: Martin, ancien étudiant d’Antoine établi non loin de là, vient les voir régulièrement et développe avec eux des rapports presque filiaux. Mais à mesure que le crime révèle l’(in)humanité des deux protagonistes, leurs relations aux autres deviennent de plus en plus instrumentalisées: Martin leur permet en quelque sorte de se délester du secret qu’ils ne sont plus capables de porter seuls. Il en va de même du prisonnier à qui Marie rend visite durant quelques semaines: il n’est pour elle qu’un moyen de parvenir à ses fins.

On peut alors se demander si le roman n’interroge pas le repli de la «génération lyrique», pour reprendre le titre de François Ricard – une génération qui, pour se préserver, tend à se détourner du Québec qu’elle a contribué à construire, et transmet à ceux et celles qui suivent le poids d’un mal (économique, écologique) dont elle assume difficilement la responsabilité. À moins que cette lecture générationnelle soit elle-même trop limitée et biaisée. Antoine et Marie sont tout aussi bien emblématiques d’une tendance généralisée: face aux menaces et aux angoisses du présent, ils cherchent un refuge réduit aux dimensions de la bulle familiale.

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Alain Beaulieu
Montréal, Druide