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Vies minuscules

Homme de théâtre, François Godin récidive avec La rumeur du monde est sans beauté, un recueil de récits poignants.

Nouvelle

Homme de théâtre, François Godin récidive avec La rumeur du monde est sans beauté, un recueil de récits poignants.

La prémisse de l’ouvrage est plus qu’étonnante: c’est, au contraire de ce que le titre pourrait laisser présager, une promesse de beauté. Lors de ses déambulations dans la métropole montréalaise, l’auteur a entrevu «[d]es gens comme on en croise tous les jours. Mais si absorbés en eux-mêmes qu’ils semblaient ne plus avoir qu’une conscience diffuse de ce qui les entourait». Touché par ces êtres anonymes dont les aspirations les plus folles comme les déceptions les plus cruelles sont noyées dans la jungle urbaine, François Godin est devenu pour eux «l’écrivain public à qui rien n’a été demandé»: à ces femmes, à ces hommes, il a imaginé des vies tortueuses et torturées, des textes touffus ciselés à même les vicissitudes et les douleurs vives de l’existence.

Des vies réelles imaginées

Tous les récits de ce livre mettent en scène des narrateurs autodiégétiques qui confient à tour de rôle leurs triomphes, mais surtout leurs misères de tous ordres, leurs terribles doutes, leurs dangereuses compromissions, leurs défaites inéluctables; bref, ces petits et grands riens qui laissent des marques indélébiles sur leur corps, leur psyché. Ces personnages bouleversés par l’ordre implacable des choses contre lequel ils tentent de s’insurger, ces êtres minés par une existence délétère qui leur a été imposée, ce sont Édith, femme au foyer atteinte du «cancer de la mère» et incapable d’aimer ses enfants; Louis, dont la relation avec Giselle, figure castratrice s’il en est, n’est qu’une lente désintégration menant à l’inévitable; Yves, «workaholic» invétéré «qui pass[e] à travers [s]a vie sans la voir» et sans s’attacher à qui que ce soit; Véronique, violoniste de talent qui, après avoir subi un avortement, commence à se mutiler afin de ne plus être coupée d’elle-même, pour se sentir vivante; Éric, exaspéré par sa sœur débonnaire qui se laisse manipuler par le premier venu, plus précisément lorsqu’il s’agit d’un gourou au charisme dévastateur; Anne, révoltée contre les iniquités et les imbécillités de ce monde, surtout lorsque son amie Brigitte est prête à troquer «toutes [s]es convictions politiques pour un vibrateur» et à s’abaisser à toutes les vilenies pour les mirages que sont un poste de choix et un statut social enviable.

Les dix-sept textes de La rumeur du monde est sans beauté sont autant d’instantanés de la condition humaine, des portraits sombres et cruels d’êtres contradictoires aux prises avec des désirs frustrés, à qui tout échappe. Pour eux qui s’empêtrent dans les mensonges et les situations abracadabrantes, changer de vie, cette «force lente, qui gruge», ne relève pas de la sinécure.

Penser le sexe

François Godin se démarque de ses contemporains par ses dialogues réussis, déjantés, un brin philosophiques, ainsi que par son regard lucide sur les relations humaines, la détresse et la sexualité. Dans «Les prénoms», il met en relief les dangers de la mode du couple ouvert: malgré la plus pure franchise et la plus grande ouverture d’esprit possible, subsiste toujours un fond de jalousie et d’inquiétude qui risque de menacer «l’équilibre du couple». Dans d’autres textes, tels que «La voiture» et «Les jeans», la masculinité toxique et la société patriarcale en prennent pour leur rhume. Les narratrices de ces récits, désabusées du monde des hommes et de leur façon d’imposer leur sexualité, rêvent d’une existence où elles pourront être à nouveau elles-mêmes sans se soucier des regards lubriques, de l’institution mortifère du mariage, des menaces émanant de toutes parts: «Un jour, je ne serai plus désirable. Un jour, il sera impensable pour un homme de se satisfaire avec moi. Un jour, plus aucun homme ne me verra comme un trou éventuel. Ce jour-là, je serai libérée. Mon corps m’appartiendra.» En fait, la féminité comme la masculinité, l’hétérosexualité comme l’homosexualité sont, chez Godin, des constructions qu’il convient justement de déconstruire pour en montrer le côté factice.

Le travail d’une vie

Unique en son genre, La rumeur du monde est sans beauté comporte néanmoins son lot de failles. La langue, maîtrisée dans les dialogues, est plus hésitante dans les passages narrativisés, oscillant entre les registres familier et littéraire, ce qui crée des disjonctions. La profusion de mots-valises de même que certaines longueurs et redondances — il n’était peut-être pas utile de répéter le mot «wow» dans tous les récits — irritent à la lecture. Qu’à cela ne tienne: ce livre comporte suffisamment de perles pour en faire un titre à surveiller en cette période de rentrée littéraire. ♦

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François Godin
Montréal, Leméac
2019, 472 p., 37.95 $