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Vagues et ressacs

Persister et signer
Thématique·s

Mes premiers souvenirs de Lettres québécoises remontent aux années 1980 et à des entrevues inspirantes avec Jovette Marchessault et Louky Bersianik, pivots de ma réflexion féministe en émergence. Jamais je n’aurais pensé alors y publier, ou publier tout court, même si je rêvais d’écrire depuis mes sept ou huit ans. À l’heure de signer cette première chronique (joie et honneur), je suis irrésistiblement portée vers le bilan : voici un petit portrait, éminemment personnel et faillible, de ce qui a changé dans la littérature et l’université québécoises au cours des dernières décennies – et de ce qui est resté désespérément pareil.

Arrivée au Québec au début des années 1980, je viens d’un milieu ouvrier sans ouverture sur les arts et la culture, qui m’ont manqué avant même que je connaisse leur existence. Personne de ma famille n’avait fini l’école secondaire, nous n’allions pas au musée ou au théâtre, nous n’avions pas de passeport, bref nous étions « nés pour un petit pain », même si je ne connaissais alors ni cette expression ni la culture où elle était née. Comme beaucoup de gens qui se sentent marginaux, j’ai trouvé ma porte de sortie dans les livres, les romans surtout, et dans la langue française, qui m’a permis de renaître autrement, ailleurs. Moi-même universitaire de première génération, j’enseigne depuis un peu plus de trente ans à l’UQAM, l’université populaire, celle qui compte le plus grand nombre d’étudiants issus de milieux « modestes » ou peu scolarisés comme le mien. Enseigner là, éveiller des passions, accompagner les jeunes chercheuses dans leurs recherches féministes ou leur création, c’est mon orgueil, ma vie.

Portés par une vague féministe puissante et, souvent, par une grande colère vivifiante, leurs projets sont plus forts, plus revendicateurs, plus affirmés que jamais. Les poèmes, les romans, les essais des féministes jeunes et moins jeunes d’aujourd’hui forment un courant, un torrent. Nous vivons un grand moment de l’écriture et de la pensée féministes, le plus fort sans doute depuis la deuxième moitié des années 1970.

Quand j’étais étudiante en littérature, on enseignait encore les « grands hommes » et les grands mouvements, tout le monde était blanc et mort et très, très loin de nous. On ne lisait quelques femmes qu’en littérature québécoise, ce qui explique sans doute mon choix de ce domaine. Florentine Lacasse ou Pauline Archange, c’était moi ; Emma Bovary, non merci. Aucun cours, il va sans dire, ne portait sur l’écriture des femmes ou sur le féminisme. Autodidactes en la matière malgré toute notre formation universitaire, les femmes de ma génération et moi avons créé les cours que nous n’avions pas pu suivre, les programmes dont nous avions rêvé, les adaptant au fil des ans pour les rendre encore plus représentatifs, plus inclusifs. Aujourd’hui, dans plusieurs universités québécoises, des cours et des programmes féministes sont proposés à tous les cycles d’études. Malgré la résistance, malgré une marginalisation difficile à contrer – les jeunes hommes suivent très rarement les cours d’études féministes et la notion de « masculin universel » semble indéracinable –, l’université a évolué. La littérature aussi, grâce en partie aux nombreuses théoriciennes et créatrices qui ont fait leurs premières armes dans nos programmes.

L’autre grand courant, bien sûr, c’est la diversité. Un jour, petite fille, j’ai demandé à une parente âgée pourquoi elle parlait avec un accent, et ma mère m’a giflée devant tout le monde. On ne pose pas de questions sur les origines des gens, c’est grossier, m’a-t-elle dit. « D’où venez-vous ? » était pourtant la première question qu’on me posait au moment où j’arrivais au Québec pour faire mon doctorat à l’Université Laval. Je portais encore un nom d’ailleurs, un nom qui me signalait comme Autre, comme « l’Anglaise », l’ennemie héréditaire. « Et quand est-ce que vous y retournez ? » était la question suivante. Une étrangère est forcément de passage, elle ne peut prendre racine : quand je disais que je n’allais pas repartir, on ne me croyait pas. J’ai désespéré, en les entendant, de pouvoir être un jour québécoise, blessure qui est demeurée vive pendant de longues années.

Gabrielle Roy, Marie-Claire Blais, Anne Hébert ont été mes premières mères québécoises, avec Jeanne Lapointe et Suzanne Lamy du côté de la théorie, un peu plus tard. Aujourd’hui, la littérature québécoise est profondément autre, marquée par les voix autochtones, les voix métissées, les transidentités, les voix d’ailleurs qui sont aussi, d’emblée, des voix d’ici. Notre « nous » et notre « ici » sont radicalement différents d’il y a quelques années à peine, notre notion du « même » n’est justement pas la même, au point que « même » et « autre » n’ont plus de sens, ou en ont de multiples. Moment fort donc de la diversité, des prises de parole individuelles aux mutations institutionnelles nécessaires pour pérenniser le changement. Beaucoup d’entre nous, dans notre enseignement, dans nos lectures et nos achats de livres, dans l’organisation d’événements, travaillons à accompagner et à amplifier cette évolution. À l’heure actuelle, le double mouvement du féminisme et de la diversité semble irréversible.

Mais des moments forts, il y en a eu d’autres, et le propre des vagues est de retomber. Elle est tenace et bien appuyée institutionnellement, la résistance de cette frange, encore puissante, qui clame sa propre universalité et somme les « autres » de se taire. À nous, amies, amis d’une littérature québécoise grande et ouverte, de persister et de signer, contre vents contraires et marées réactionnaires.

 


Nouvelliste, romancière, essayiste, professeure de littérature à l’Université du Québec à Montréal, Lori Saint-Martin a signé avec Paul Gagné plus de cent vingt traductions circulant aussi bien en Europe qu’au Québec. Elle traduit aussi de l’espagnol. Ses livres les plus récents sont Pour qui je me prends (2020) et Un bien nécessaire : éloge de la traduction (2022), parus au Boréal.

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