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«On va faire ça dans l’ordre»

«On va faire ça dans l’ordre»

La révolution dans l’ordre de Jonathan Livernois est une synthèse éclairante de l’époque duplessiste, qui se distingue par sa manière à la fois décontractée et rigoureuse de mener le récit historique.

Essai

La révolution dans l’ordre de Jonathan Livernois est une synthèse éclairante de l’époque duplessiste, qui se distingue par sa manière à la fois décontractée et rigoureuse de mener le récit historique.

Une mode est apparue au cours dernières années dans le milieu de l’historiographie francophone, qu’il serait possible de qualifier d’«histoire décontractée». Son plus illustre représentant est sans doute Patrick Boucheron qui, accompagné de plus d’une centaine d’historiens, dirigeait son Histoire mondiale de la France, best-seller publié en 2017. Sans s’opposer à l’histoire scientifique, cette histoire décontractée admet, parfois maladroitement, une forme de parti pris et d’humour dans le récit historique.

Il faut comprendre que ce genre d’ouvrages est venu d’une nécessité dans le milieu scientifique francophone d’occuper un terrain abandonné aux apprentis sorciers du récit national. Des pseudo-historiens français médiatisés comme Laurànt Deutsch ou Éric Zemmour ont ainsi pu se faufiler dans le discours public, substituant aux bons vieux faits de l’enquête historique une forme de vérité alternative carnavalisée dans la culture télévisuelle du choc des idées, comme si les faussetés pouvaient être matière à débat. Il fallait donc que les historiens universitaires acceptent, comme d’habitude, de redescendre un peu de leurs colloques et de leurs conférences pour reprendre leur place dans la sphère publique.

Un point de vue clair

La révolution dans l’ordre de Jonathan Livernois s’inscrit tout à fait dans cette tendance de vulgarisation de l’histoire scientifique en proposant une lecture du duplessisme aussi rigoureuse que divertissante. Dès le départ, Livernois n’hésite pas à jouer cartes sur tables: «Il faut prendre position. Je parlerai de Duplessis à la manière d’un professeur d’histoire littéraire et intellectuelle, né en 1982, essayiste, campé à gauche, indépendantiste perplexe, qui n’a pas d’animosité particulière envers le personnage de Maurice Duplessis.» Voilà qui est on ne peut plus clair.

Tout au long du livre, les repères autobiographiques pointent le bout du museau, qu’il s’agisse des remarques sur tel ou tel document ou citation, ou des différentes références à la «collection de l’auteur». Loin de brouiller les pistes, cette mise en scène de l’historien en tant que personnage et narrateur permet de révéler un réel plaisir dans le travail des sources.

L’autre force de l’ouvrage de Livernois est de présenter une thèse claire qui saura plaire aux historiens spécialistes, lesquels y reconnaîtront l’influence de François Hartog et de Jean-François Hamel: il existerait un temps duplessiste incarné par la citation de Daniel Johnson qui donne son titre à l’ouvrage, celui d’une «révolution dans l’ordre», sorte d’utopie qui combinerait le passé glorieux du Canada français à un progrès sans réel changement.

Cette lecture comporte le double avantage de sortir du débat mémoriel entourant Duplessis, entre Grande Noirceur et réhabilitation, pour le réinscrire dans une approche plus longue de l’histoire du Québec. Sans pour autant nier la répression duplessiste, Livernois parvient à révéler de manière convaincante une théorie développée dans un précédent essai, celle de l’existence d’une permanence tranquille dans l’imaginaire québécois, qu’identifiait déjà Louis Hémon en 1916 quand il écrivait, un brin sarcastique, qu’«au pays de Québec rien ne doit mourir et rien ne doit changer». Le duplessisme entre ainsi en résonance avec un conservatisme québécois qui ne se limite pas au règne de Duplessis, qui le précède et se poursuit après la Révolution tranquille.

De Maurice Duplessis à François Legault

La question qui se pose alors en conclusion appelle une lecture du présent: «n’espérons-nous pas encore une révolution dans l’ordre, celle qui prend les décisions à notre place, à notre insu, sans fracas?» Difficile de ne pas jouer au jeu des parallèles historiques quand, le jour suivant son élection, François Legault déclarait: «Oui, le gouvernement de la CAQ va faire des changements, mais on va faire ça dans l’ordre.»

Mais Livernois, s’il ne parle pas explicitement de la CAQ, appelle une autre lecture, qui ne serait pas justement celle de l’éternel retour, où François Legault serait un autre Maurice Duplessis. Au contraire, il faudrait parvenir, d’après une citation d’un des fondateurs de Parti Pris, Pierre Maheu, amenée en fin d’ouvrage, à mettre en place une «démarche paradoxale qui consiste à assumer un certain passé national, mais à l’assumer comme passé, justement, c’est-à-dire à le poser du même coup comme dépassé».

L’essai de Livernois tombe à point en nous appelant à comprendre davantage cette supposée Grande Noirceur souvent invoquée comme épouvantail, mais dont les mécanismes étaient à la fois plus bêtes et plus insidieux que ce qu’en a décrit un certain récit de la Révolution tranquille. Faute de les comprendre encore tout à fait ou d’arriver à les dépasser, il semblerait cependant que les Québécois soient encore bien pris dans leurs fantasmes de tranquillité à réclamer le changement sans que rien meure, crucifix compris, le tout dans l’ordre le plus ennuyeux qui soit. ♦

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Jonathan Livernois
Montréal, Boréal
2018, 248 p., 25.95 $