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Une mer d'encre

Après Autoportrait de Paris avec chat en 2018, Dany Laferrière nous offre Vers d’autres rives, une œuvre bricolée où les couleurs, les textures et les odeurs prennent forme sur le papier.

Thématique·s
Récit illustré

Après Autoportrait de Paris avec chat en 2018, Dany Laferrière nous offre Vers d’autres rives, une œuvre bricolée où les couleurs, les textures et les odeurs prennent forme sur le papier.

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Il y a quelques mois, j’ai commencé à lire la correspondance de mes grands-parents, que je n’ai jamais connus. Leurs lettres racontent l’ennui du temps passé loin l’un de l’autre, cet amour languissant qui s’écrit avec la distance. Si l’écriture des lettres et les messages que j’envoie et reçois aujourd’hui me font oublier la densité du temps et ont souvent la clarté que leur donne la police formatée de l’ordinateur, je retrouve la beauté et l’étrangeté toute personnelle de l’écriture manuscrite dans leur correspondance. C’est dans ce que recèle de mémoire et d’émotions le geste de la main que s’ancre le dernier projet de Laferrière, Vers d’autres rives, une œuvre touchante, manuscrite et illustrée par les dessins naïfs de l’auteur.

Le poisson rose, la feuille jaune, la toupie rouge

C’est un livre sur l’héritage, celui du narrateur; celui de son ascendance et de sa descendance, qui représentent déjà deux des «rives» que nous abordons. Nous sommes accueilli·e·s dès les premières pages par une dédicace à son petit-fils: «Pour mon petit-fils, Conor, qui, à deux ans, a pointé un doigt ferme vers un tableau de Matisse.» Le premier chapitre nous amène à la maison de Da, à Petit-Goâve, où la grand-mère tantôt boit son café sur sa galerie, tantôt prépare les repas de l’enfance dans la cuisine. Ce lieu, le premier du livre, est, pour le narrateur, celui de tous les commencements: «C’est là que j’ai tout appris, enfin tout ce qui compte: la douceur du soir, la rumeur de la pluie, le vol soyeux de la libellule, l’odeur de la terre après une forte pluie tropicale, le soleil en feu qui titube vers la mer et la nuit étoilée.» Le narrateur rapproche par ailleurs la cuisine de Da de l’écriture, cherchant, dans la familiarité des gestes et de l’art, la filiation:

L’art le plus proche de l’écriture reste, à mes yeux, celui de la cuisine. La longue cuisson, les épices fraîches, et cette exigence simple: ne jamais quitter des yeux une chaudière sur le feu. […] [L]e repas, comme le roman, vous habite […].

Si la vie peut être mise à plat comme sur une toile («Nous vivions presque en vase clos dans une petite ville entourée de montagnes bleues. La mer au loin. L’impression de vivre dans une peinture naïve»), on remarque chez l’auteur le désir d’offrir au doigt de l’enfant un autre tableau à désigner. Une image qui condenserait, à l’intérieur du cadre expansif de la littérature, une histoire éparpillée aux quatre coins du monde — de Petit-Goâve à Port-au-Prince, de Miami à Montréal. Une image qui aurait le pouvoir de relayer les joies et les peines vécues, de leur donner la forme des premiers émois.

De l’autre côté

Au cœur du livre se retrouve une illustration, une «interprétation toute personnelle» de la toile Le paradis terrestre, du peintre haïtien Wilson Bigaud. Plus loin, des adaptations d’Adam et Ève, de Salnave Philippe-Auguste, et du Mariage d’Adam et d’Ève, de Joseph Jasmin. Entourés d’autres œuvres visuelles et de poèmes de (entre autres) Roussan Camille, Carl Brouard, Duvivier de la Mahautière, les traits de crayon de Laferrière font acte de citation et concernent une recherche d’origine, le mystère de la création: «J’aurais aimé savoir à quel moment Antonio Joseph avait compris que l’univers pouvait naître de la rencontre du bleu et du vert.» Entre la vie et l’art, la recherche du paradis perdu se fait au fil singulier des références de Laferrière, par la juxtaposition des saveurs de mets de poissons, de l’odeur du café et des pigments de peinture, comme des cailloux semés en chemin: «J[e] suis allé [au musée] chaque jour au point de passer plus de temps dans cet univers rêvé que dans le réel. Un jour je suis entré dans un tableau et je m’y suis perdu.»

Il y a dans cette œuvre de Laferrière quelque chose qui envoûte, charme et émeut. Ce pouvoir réside, à mon sens, dans la capacité de l’auteur à faire avec les images — littéraires et visuelles — des portails vers des univers lointains. Ces lieux, vers lesquels on nous enjoint de voguer, sont pour nous peut-être inconnus, mais ils sont façonnés par une sensibilité toute particulière à l’écrivain. Comme la touche du pinceau, comme les mains de Da, cette dernière «touch[ant] chaque plante tout en lui parlant à voix basse», ce livre touche et donne l’impression d’un «doux murmure[,] [d’une] façon de prier».

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Dany Laferrière
Montréal, Boréal
2019, 112 p., 25.95 $